Réindustrialisation et décarbonation
Des impératifs irréconciliables ?
Par Julien Legrand (P12),
directeur Excellence Opérationnelle chez Saint-Gobain

Penser réindustrialisation, c’est d’abord se rappeler la désindustrialisation que nous avons connue en France ces dernières décennies. Elle occupe pour moi une place particulière, car ancrée dans mes souvenirs d’enfance, mes parents venant de deux villes laminées par les délocalisations : Maubeuge et Calais. À chaque visite rendue à mes grands-parents, sur plus de 30 ans, la situation des deux villes semblait se détériorer un peu plus, les amis de la famille perdant leurs emplois à cause d’industries devenant trop chères à opérer sur le sol français.

En partie à cause de ce contexte, l’importance de la décarbonation n’était pas une évidence pour moi. Il me semblait qu’en classes préparatoires et à l’École, on nous enseignait surtout comment produire en évitant que les externalités de nos procédés n’impactent trop fortement les parties prenantes de l’entreprise, dont l’environnement. Je ne voyais finalement la décarbonation que comme un coût additionnel, sans envisager ni les coûts qu’elle nous permettrait d’éviter ni la différenciation qu’elle apportait. Ce n’était pour moi que de nouveaux coûts de production qui allaient reproduire des effets similaires à ce que j’avais connu, enfant, dans mon Nord natal.

Mes expériences à l’étranger, à Pékin, New York puis Kansas City, m’avaient également exposé à des cultures énergivores, fortement carbonées, où la croissance économique, le développement technologique et in fine la quête de puissance géopolitique primaient sur tout le reste. Comment l’Europe pourrait-elle s’en tirer face à ceux-ci ?

Ce sont les plus jeunes promotions qui ont commencé à me sensibiliser au sujet, par leurs prises de position, en public et en privé, et leurs argumentations. Mon petit frère, ma petite sœur étaient également beaucoup plus attentifs à ces enjeux que je ne l’étais, calculant régulièrement leur impact carbone et cherchant à le réduire autant que possible.

Mon entreprise actuelle, enfin, me montre un chemin concret conciliant réindustrialisation et décarbonation : nos matériaux faibles en carbone nous ouvrent de nouveaux marchés, nous permettent d’améliorer nos prix, et d’investir dans nos outils de production, voire d’envisager des augmentations de nos capacités de production sur le sol français.

Ce chemin est difficile à emprunter cependant. Il faut comprendre finement ses clients pour développer des produits faiblement carbonés qui leur seront utiles et pour lesquels ils accepteront de payer un prix premium, investir dans la R&D afin de repenser nos produits et leurs procédés de fabrication, industrialiser les prototypes, recruter les personnes qui rendront cela possible… Sans dégrader l’équilibre financier de l’entreprise à court terme !

Comment mieux baliser ce chemin, le rendre plus facile d’accès ? C’est finalement sur cette question que j’ai voulu centrer ce dossier, où l’on propose un mix de contributeurs du secteur public et du privé.

Vincent Charlet (P96), délégué général de la Fabrique de l’Industrie, établit le panorama de la situation européenne : il met des chiffres sur la tension profonde entre nos coûts de production et nos enjeux de décarbonation, et propose quelques pistes afin de la désamorcer.

Face à cette tension, les pouvoirs publics ont un rôle critique à jouer. Ils peuvent aider les acteurs économiques à mieux prendre en compte les risques encourus par une économie trop fortement carbonée en informant, en normant mais aussi en donnant une valeur financière à la tonne de CO2 évitée. Au-delà des risques, ils peuvent aussi rendre visibles les opportunités qu’ouvre la décarbonation et les rendre accessibles au plus grand nombre.

Notre Grand Entretien avec Sylvain Waserman, PDG de l’ADEME, l’Agence de la Transition Écologique, a permis d’identifier les moyens par lesquels son agence peut aider les organismes publics et privés à se décarboner, sans dégrader leur compétitivité, voire en permettant une différenciation accrue. Son directeur exécutif de l’Expertise et des Programmes, David Marchal (CT04), expose les stratégies envisagées par l’ADEME afin de décarboner nos industries, selon différents scénarios (depuis une sobriété contrainte jusqu’au technosolutionnisme) et à travers les différentes filières industrielles. Il détaille les programmes dont peuvent bénéficier nos industriels, depuis le grand groupe jusqu’à la Très Petite Entreprise.

L’action de l’ADEME vient s’inscrire plus largement dans une stratégie déployée par l’État français, que nous présente Angel Prieto (CM19), directeur de projet Décarbonation de l’Industrie à la Direction générale des Entreprises.

Quelle que soit la stratégie envisagée, l’innovation, qu’elle vise à faciliter la sobriété ou à accélérer le captage de carbone, jouera un rôle crucial qu’il convient de continuer à accompagner et à accélérer. Paul-François Fournier, directeur exécutif de la Direction Innovation à Bpifrance, nous explique le rôle de catalyseur que la Banque continue de jouer dans ce contexte, permettant à la fois de favoriser l’apparition d’industriels nativement décarbonés, mais également de développer de nouvelles solutions de décarbonation pour les industriels déjà installés.

Xavier Fontanet, ancien PDG d’Essilor, nous propose enfin sa lecture de la situation : les entreprises pourront efficacement se décarboner dès lors que les États pourront se mettre d’accord sur un cadre commun permettant d’éviter une concurrence internationale déloyale et que le consommateur final sera prêt à ajuster ses habitudes de consommation.

Sortant de ces vues d’ensemble, nous plongeons enfin dans un exemple concret d’entreprise permettant de décarboner en baissant ses coûts de production. Corentin Loirs (P19), ingénieur thermo-hydraulique chez Jimmy, une startup deeptech visant à produire de la chaleur industrielle via des générateurs thermiques atomiques, nous explique la logique de l’aventure entrepreneuriale.

Nicolas Plantier (P21) et Lucien Lacassin (P21) concluent ce dossier avec une initiative très importante pour notre communauté d’Alumni des Mines : la création du groupe Mines Industrie. La réindustrialisation et la décarbonation ne seront possibles qu’avec les bons talents pour nous y aider, et en partageant nos expériences et expertises ! Mines Industrie apporte déjà sa pierre à ce travail, avec une première conférence dont le compte-rendu est retranscrit dans ces pages.

Nous espérons qu’à l’issue de ce dossier, vous percevrez un peu plus concrètement ce à quoi une « réindustrialisation décarbonée » pourrait ressembler.

Bonne lecture !

 

Ces propos n’engagent que son auteur et en cas cas son employeur.

Julien Legrand
Julien Legrand (P12)
Directeur en charge du programme d'Excellence Opérationnelle chez Saint-Gobain en France. De 2022 à 2024, il a été responsable de production d'une usine de laine de verre à Kansas City, aux États-Unis. Il avait auparavant la charge du programme Industrie 4.0 de l'activité Isolation du groupe. Avant de rejoindre Saint-Gobain, Julien a travaillé pour le BCG dans leurs bureaux de Paris et de New York. Outre des Mines de Paris, il est diplômé de l'Université de Pékin.
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