Dans les régions :
Les défis financiers et techniques de la concurrence
Depuis plus de 30 ans, la libéralisation des services ferroviaires s’étend en Europe. En France, après le fret en 2006 et les services à grande vitesse en 2020, la loi de 2018 impose la mise en concurrence des services régionaux depuis 2023. Ce processus complexe, déjà amorcé dans certaines régions françaises, vise des gains en qualité de service et de fréquentation, tout en soulevant des défis financiers et techniques pour les Régions et les candidats exploitants.
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La Région Sud a confié à Transdev l’exploitation – à partir de l’été 2025 – des trains de la ligne Marseille-Toulon-Nice. En photo : la première rame Omneo (Alstom) qui assurera cette liaison ferroviaire. Copyright : Astom

Après la Seconde Guerre mondiale, les services ferroviaires, qu’ils soient destinés aux passagers ou au fret, ont été réalisés en Europe par des compagnies étatiques, bénéficiant d’un monopole dans leur pays. Mais depuis 30 ans, certains pays, comme le Royaume-Uni, l’Allemagne et la Suède, ont ouvert leurs rails à la concurrence bien avant que les directives de l’Union européenne ne l’exigent. Contrairement à la France, qui s’est résolue à libéraliser progressivement les services ferroviaires réalisés par SNCF sous la pression de la législation européenne et l’adoption en 2016 du “quatrième paquet ferroviaire” : d’abord le fret en 2006, puis les services à grande vitesse en “open access” (non subventionnés) en 2020, et enfin les services régionaux subventionnés (trains TER) et inter-régionaux depuis la loi du 27 juin 2018 “pour un nouveau pacte ferroviaire”.

Cette loi interdit l’attribution d’exploitations régionales sans mise en concurrence préalable à partir du 25 décembre 2023, ce qui a conduit après des négociations, toujours longues mais bouclées à temps, à la signature de Conventions d’exploitation Régions-SNCF avant cette date pour une durée maximale légale de 10 ans. 

 

Le processus de mise en concurrence

 

Ces éventuels accords expirés, ou une fois que l’exécutif régional a décidé de mettre en concurrence les services de transport ferroviaire dont il a la charge (ce qui peut prendre un certain temps !), un processus de plusieurs années se met en place pour aboutir à l’exploitation de lots de lignes ferroviaires par des opérateurs choisis par la Région après mise en concurrence. Dans l’ordre :

(1) La Région choisit son AMO (Assistant à Maîtrise d’Ouvrage) qui apportera une expertise, sur divers aspects : techniques et ferroviaires, juridiques, et financiers. L’AMO est par conséquent souvent un groupement de Cabinets spécialisés couvrant ces trois domaines.

(2) Des études stratégiques sont réalisées par l’AMO et validées par la Région, pour aboutir à l’allotissement (découpage en lots) du réseau ferroviaire régional, les lots ainsi définis seront attribués à des Entreprises Ferroviaires après le processus. La taille de ces lots (mesurée en millions de trains.kilomètres, i.e. la distance annuelle parcourue par l’ensemble des trains dédiés au lot) doit être suffisante pour que le chiffre d’affaires correspondant soit attractif, mais pas trop grande pour attirer le maximum de candidats ; typiquement entre 3 MTkm et 10 MTkm.

Le concessionnaire choisi exploitera des trains circulant déjà dans la Région auparavant exploités par SNCF Voyageurs, et éventuellement des trains neufs. Il se verra aussi transférer un ou plusieurs sites de maintenance de matériel roulant jusqu’alors exploité(s) par la SNCF, pour être autonome sur la maintenance de ses rames. Il devra parfois faire construire ou transformer ces ateliers.

(3) Un Dossier de Consultation des Entreprises (DCE) corédigé par la Région et son AMO est envoyé aux candidats, informés au moins 12 mois avant (délai légal) par une parution au Journal officiel de l’UE. Le DCE est un volumineux cahier des charges qui détaille les exigences de services à réaliser et leur qualité (respect du plan de transport, ponctualité, capacité d’emport, propreté, bon fonctionnement des équipements), la fréquentation, le matériel roulant, les technicentres de maintenance, etc.

Ce DCE comprend un projet de contrat de concession, avec les exigences contractuelles et financières de la Région, et les pénalités applicables pour non-respect des exigences. Un règlement de consultation contenant les critères d’évaluation des offres est aussi présent.

(4) Les candidats présentent leurs offres successives et négocient avec la Région, jusqu’à la désignation d’un concessionnaire. Cette étape se subdivise en général en plusieurs sous-étapes, au cours desquelles le DCE peut être mis à jour : d’abord un “dialogue” sans engagement financier, puis plusieurs phases d’offres engageantes.

(5) Un montage du contrat d’exploitation de la concession s’amorce avec le vainqueur pressenti. Une fois ce contrat signé, la phase de pré-exploitation démarre. La durée légale minimum de cette phase est de 16 mois pour permettre le transfert du personnel SNCF dans de bonnes conditions1, laisser le concessionnaire compléter ses équipes, mettre en place ses systèmes informatiques, prendre possession des matériels et sites transférés, et assurer les sillons de circulation avec SNCF Réseau. La phase de pré-exploitation peut durer plusieurs années si le concessionnaire doit approvisionner des rames neuves et/ou faire construire un technicentre.

(6) La phase d’exploitation proprement dite commence alors, elle dure typiquement entre 10 ans et 15 ans, puis une nouvelle mise en concurrence est mise en place suffisamment longtemps avant la fin de la concession pour respecter les délais légaux et les éventuels délais d’approvisionnement de matériel roulant ou de construction d’atelier de maintenance. À l’issue de la concession, le concessionnaire rend à la Région les biens qui lui ont été transférés (biens de retour).

 

L’état d’avancement actuel des mises en concurrence

 

La carte ci-dessous illustre l’état actuel des mises en concurrence régionales. Sur les 12 Régions de l’Hexagone, 9 ont entamé le processus. 4 Régions ont à l’heure actuelle attribué un total de 5 lots : 2 lots à Transdev (un en Région PACA et un en Région Grand Est) et 3 lots à SNCF (un en Région PACA, un dans les Hauts-de-France, et un dans les Pays de la Loire).

En 2024 et 2025, pas moins de 11 appels d’offres devraient être lancés par les 9 Régions ayant ouvert leurs services ferroviaires à la concurrence.

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L’exemple de la Région PACA

 

La Région Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA) a beaucoup souffert il y a quelques années des piètres performances de SNCF, en partie dues à des grèves fréquentes, affichant pour les trains régionaux le taux d’annulation le plus élevé de France (plus de 10 %) et la ponctualité la plus basse (inférieure à 80 %). Ceci a entraîné la Région PACA à être aux avant-postes de l’ouverture à la concurrence de ses rails.

J’ai eu l’occasion d’être très impliqué dans cette ouverture à la concurrence, comme spécialiste du matériel roulant ferroviaire ; les réunions à Marseille avec la Région n’étaient pas pour me déplaire, étant originaire de Cannes et y ayant encore des attaches !

Cette fin du monopole était pionnière en France et a été menée tambour battant : le planning initial a été tenu en dépit de la crise du COVID en 2020 : avis de pré-information publiés en février 2019, appels d’offres publiés en février 2020 et contrats de concession signés en novembre 2021.

Le lot “inter-métropoles” Marseille-Toulon-Nice a été attribué à Transdev, au détriment d’une offre financière et technique proche de SNCF. De l’ordre de 150 personnes seront transférées avant le début de l’exploitation mi-2025, pour un chiffre d’affaires envisagé de 500 M€ sur les 10 ans de la concession, et moyennant 250 M€ d’investissement pour l’acquisition de trains neufs Omneo d’Alstom et d’un site de maintenance à Nice. Pour le lot “Étoile de Nice”, seule SNCF a remis une offre finale, mais celle-ci était en nette amélioration par rapport aux dernières années.

En effet, ces contrats de concession imposent aux exploitants un engagement sur une fréquentation à la hausse, et de hauts niveaux de qualité de service (information aux voyageurs, prise en charge des voyageurs en situation perturbée, accessibilité aux personnes à mobilité réduite, propreté des trains…), fixant des pénalités élevées en cas de non atteinte des objectifs. 

Selon la Région, de ces deux nouvelles exploitations devrait résulter un quasi-doublement des services ferroviaires (mesurés en millions de trains.km à réaliser), pour le prix payé actuellement à SNCF.

 

Conclusion

 

La mise en concurrence de services ferroviaires est un processus complexe, long et coûteux, tant pour les Régions que pour les candidats concessionnaires. Sa réussite repose sur la maîtrise par les parties des aspects techniques, juridiques, financiers, et de gestion de projet.

Lorsque la mise en concurrence est réussie, des gains substantiels d’offre et de qualité de service ont pu être obtenus. Par exemple, en Suède, elle a eu pour effet de doubler la fréquentation totale en moins de 20 ans (en millions de passager.km), à trafic stable réalisé par l’opérateur historique SJ, tout en baissant les subventions versées par les autorités organisatrices de 20 à 30 %.

La marge commerciale des concessionnaires est réduite, au maximum de 5 %, alors que ceux-ci prennent des risques sur la fréquentation et les coûts d’exploitation, sur une longue durée. L’expertise sur les chiffrages et l’appréhension des risques est donc cruciale !

Plusieurs limites à la mise en concurrence demeurent :

  • Le coût élevé (supérieur à 1 M€) de la réalisation des offres, tout comme la dimension et l’expertise des équipes nécessaires du côté des candidats, pour espérer obtenir une concession. Les candidats sont donc amenés à cibler certains appels d’offres et en écarter d’autres.
  • Bien que financés par les Régions au titre du contrat de concession, les investissements initiaux (pour acquérir du matériel roulant, des pièces, ou des sites de maintenance) représentent aussi des barrières à l’entrée de nouveaux entrants.

La politique de SNCF Voyageurs est de s’inscrire à tous les appels d’offres, avec une tendance à accepter toutes les conditions des Régions pour conserver ses exploitations, ce que ses concurrents privés peuvent difficilement se permettre, qui plus est avec des risques supérieurs à prendre en raison des informations limitées fournies par SNCF. Pour obtenir la fourniture des données imposées par la loi, des Régions ont dû attaquer SNCF auprès de l’ART et ont obtenu gain de cause. Cependant, l’exploitant en place a toujours une connaissance plus fine des données opérationnelles.

1. La loi garantit aux cheminots transférés leurs conditions SNCF (le “sac à dos social”) ; cependant, avec le temps, ces conditions s’homogénéiseront vraisemblablement avec celles des embauchés non-cheminots.
Frédéric Cacciaguerra
Frédéric Cacciaguerra (E77)
Frédéric Cacciaguerra travaille pour le secteur ferroviaire depuis plus de 30 ans, comme spécialiste du matériel roulant ; après une carrière dans l’industrie (construction puis exploitation et maintenance de matériel roulant ferroviaire), il intervient comme conseil, notamment auprès des Régions qui ouvrent leurs lignes ferroviaires à la concurrence.
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