Le fret ferroviaire
Au défi de raccrocher les wagons
Par Hugues Gigleux (P08)
Restructurations imposées par les accords européens, nouvelles dynamiques au sein du groupe SNCF ou encore innovations technologiques : le fret ferroviaire en France connaît une profonde transformation. Cet article explore les différentes facettes et les mutations de ce mode qui représente 10 % des marchandises transportées en France, loin derrière les 87 % de la route.
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Passage d’un train de fret dans le défilé de Donzère, sur la rive gauche du Rhône.

Couverture territoriale

 

Le fret ferroviaire en France s’inscrit dans une perspective européenne qui vise à renforcer la cohérence et la performance des infrastructures de transport sur le continent. Le concept de “réseaux transeuropéens de transport”, développé par l’UE depuis les années 90, repose sur l’interopérabilité des différents modes de transport : la route, le ferroviaire, le fluvial, le maritime, l’aérien et le transport urbain.

Le ferroviaire, en particulier, bénéficie d’une organisation spécifique basée sur des “corridors de fret”, qui sont des axes privilégiés de circulation des marchandises, connectés aux réseaux voisins et aux grands ports européens. Quatre de ces corridors traversent la France (voir Figure 1), et tracent des artères majeures de déplacement des marchandises : l’artère Nord-Est, le long de la frontière avec la Belgique, le Luxembourg et l’Allemagne est ainsi un axe majeur du trafic industriel, reliant Dunkerque à la Lorraine. De même, l’axe Nord-Sud allant du Luxembourg jusqu’à la frontière espagnole près de Perpignan, en passant par Lyon et Marseille, est le plus fréquenté par les trains de fret sur le territoire, avec jusqu’à une centaine de trains par jour.

Le fret ferroviaire français se caractérise également par un fort ancrage territorial : là où les passagers ont les gares, les marchandises ont aussi leurs points névralgiques que sont les gares de triage. Souvent situées en périphérie des villes (Woippy à proximité de Metz, Le Bourget, Sibelin à proximité de Lyon, Miramas proche de Marseille…), ces installations sont dédiées au fret et sont indispensables à la bonne circulation des près de 1000 trains de marchandises qui circulent quotidiennement sur le réseau français.

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Source : SNCF Réseau, Gestionnaires d’infrastructure, UIC, Commission Européenne

Les acteurs

 

Le fret repose sur une grande diversité d’acteurs, spécialisés dans différents domaines de la logistique. À l’instar du transport de passagers, on retrouve les opérateurs ferroviaires assurant la traction des trains et les gestionnaires d’infrastructure gérant le réseau ferré ; mais également les loueurs ou propriétaires de wagons, fournissant le matériel roulant, les commissionnaires de transport, organisant les flux de marchandises, ou encore les prestataires de maintenance, assurant la sécurité et la disponibilité des engins.

Depuis 2006, le marché français des opérateurs ferroviaires est ouvert à la concurrence, ce qui a permis l’émergence de nouveaux acteurs, souvent issus de groupes industriels ou logistiques. L’acteur historique Fret SNCF reste leader du secteur, avec environ 45 % de part de marché en tonnes.km. Parmi les autres opérateurs, on peut citer DB Cargo France (filiale de l’opérateur allemand DB), Captrain France (filiale du groupe SNCF), ou encore Europorte (filiale du groupe Getlink, également propriétaire d’Eurotunnel).

 

Les offres et les clients

 

Le fret ferroviaire s’adresse à une diversité de clients. Parmi eux, on trouve des industriels, souhaitant acheminer par train des produits lourds ou dangereux, comme le pétrole, les produits chimiques ou l’acier. D’autres clients réguliers sont par exemple les constructeurs automobiles ou les céréaliers. À tous ceux-là, le rail offre une solution fiable, sécurisée et économique, qui leur permet de réduire leur empreinte environnementale. Ils font typiquement appel à des services de trains complets, c’est-à-dire que les marchandises sont chargées dans un ensemble de wagons qui partent d’un même endroit A, pour aller vers une même destination B. 

À l’inverse, pour des volumes moindres de marchandises, les clients du fret peuvent aussi faire appel à des services dits de wagon isolé, qui désignent un petit nombre de wagons incorporés successivement dans au moins deux trains et subissant des opérations de tri. Ainsi, les wagons isolés sont récupérés par une petite locomotive, conduits à une gare de triage, triés avec d’autres wagons isolés par zone de destination et enfin conduits à cette dernière par une autre locomotive. Ce type d’offre constitue environ 12 % du trafic total. 

Une dernière offre importante est celle du transport combiné, destiné aux opérateurs intermodaux pour qui le train n’est qu’une étape d’une chaîne logistique plus complexe combinant plusieurs modes de transport. Cette activité, qui représente 39 % du fret français, est souvent gérée par des opérateurs ferroviaires spécialisés. Le transport combiné consiste le plus souvent en des containers posés sur des wagons (34 % du total), et plus occasionnellement en ferroutage, c’est-à-dire des remorques routières transportées sur des wagons spécifiques (5 % du total). Le mode combiné transporte une grande diversité de marchandises, allant de produits de grande consommation, d’ameublement, à des produits chimiques transportés dans des containers-citernes.

La discontinuité de Fret SNCF

 

La “discontinuité” désigne la restructuration significative de l’entreprise Fret SNCF, résultant d’un accord entre le gouvernement français et la Commission européenne pour répondre aux préoccupations liées aux aides d’État versées à l’entreprise, jugées contraires aux règles de la concurrence. Cet accord impose la création au 1er janvier 2025 de deux nouvelles entités juridiques distinctes de Fret SNCF : Hexafret,  dédiée au trafic mutualisé, incluant notamment le wagon isolé, et Technis, dédiée à la maintenance des locomotives. Il implique également la cession d’une partie des actifs de l’entreprise à des acteurs privés, ainsi que la remise sur le marché d’environ 20 % de son chiffre d’affaires actuel, sans possibilité pour l’ensemble des entités du groupe SNCF de candidater à leur reprise. 

Les externalités positives du fret ferroviaire

 

Le transport ferroviaire de marchandises présente un bilan environnemental très favorable par rapport aux autres modes de transport, consommant en Europe six fois moins d’énergie que la route, et émettant neuf fois moins de CO2 1 (ainsi que huit fois moins de particules nocives qui dégradent la qualité de l’air et donc la santé publique). Le fret ferroviaire a un impact sonore légèrement supérieur à la route, mais il est largement compensé par l’absence d’impact sur la congestion du trafic, qui entraîne des coûts économiques et sociaux importants. Il offre également des bénéfices en termes de sécurité, notamment pour le transport de produits dangereux, qui sont soumis à des normes strictes et à des contrôles renforcés.

Le fret ferroviaire peut donc constituer un levier important pour la transition écologique et la cohésion territoriale, ce levier est déjà identifié comme tel par le Secrétariat général pour la Planification écologique, avec une économie potentielle allant jusqu’à 4 Mt CO2eq (soit l’équivalent des gains attendus par la mise en œuvre des biocarburants pour le transport routier de marchandises).

 

Les freins au développement du fret ferroviaire

 

En France, le fret évolue dans un contexte de concurrence intense : intramodale d’abord, entre entreprises de fret, sous la vigilance pointilleuse de la Commission européenne (voir aussi encadré 1). 

La concurrence existe également vis-à-vis des circulations de passagers (passant par des tronçons communs, et souvent privilégiés en cas de mouvements sociaux)… mais aussi des travaux ! Ceux-ci sont très fréquents, car indispensables au renouvellement du réseau, et ont essentiellement lieu la nuit, période idéale pour la circulation des trains de fret. Réduire l’impact des travaux sur la capacité disponible renchérit significativement leur coût (par exemple +15 % en moyenne, si l’on fait des travaux en fermant une voie sur deux) et augmente les risques pour les agents réalisant les travaux, nécessitant donc un équilibre souvent en défaveur du fret.

Les mouvements sociaux mentionnés plus haut peuvent également avoir des conséquences dévastatrices sur les clients du fret ferroviaire. En générant des aléas sur les chaînes d’approvisionnements des industriels, ils rendent l’offre ferroviaire inacceptable pour ces acteurs, qui lorsqu’ils réorganisent leur chaîne logistique par la route en réaction, ne refont plus le mouvement inverse. La concurrence est donc également intermodale, puisque la route présente des avantages tels qu’une extrême flexibilité et un caractère immédiatement interopérable qui séduit les industriels.

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Gare de triage de Sotteville-lès-Roue

 

Les soutiens au secteur

 

Malgré les freins, et du fait de ses externalités positives évoquées plus haut, le secteur bénéficie d’un soutien institutionnel croissant, comme en témoigne la loi climat et résilience, qui fixe un objectif ambitieux de doublement de la part modale du fret ferroviaire dans les prochaines décennies. 

En parallèle, des investissements conséquents ont été engagés dans le cadre du plan France Relance pour moderniser et développer les infrastructures de fret. Ainsi, plusieurs gares de triage ont été rénovées, certaines datant des années 1950 ! De plus, des subventions spécifiques ont été mises en place pour le wagon isolé (70 M€ en 2024, 100 M€ prévus en 2025), afin de compenser les désavantages économiques de cette offre particulièrement en concurrence avec le transport routier. Ces mesures illustrent la volonté du gouvernement de soutenir un mode de transport jugé essentiel pour la transition écologique, tout en s’efforçant de respecter les exigences de concurrence imposées par l’UE. Ce soutien reste néanmoins raisonnable par rapport aux 1 272 M€ d’exonération de TICPE dont fait l’objet le transport routier de marchandises.

 

Des innovations transformatrices pour le secteur

 

L’avenir du fret ferroviaire est appelé à être bouleversé dans les prochaines années par plusieurs innovations technologiques et investissements stratégiques. Ainsi, l’adoption du Digital Automated Coupler représentera un véritable bond en avant en termes de performance. Alors qu’un opérateur au sol est aujourd’hui indispensable pour accrocher ou décrocher des wagons, impliquant des enjeux de sécurité du personnel importants, cette technologie automatisera l’opération, tout en permettant des échanges d’informations supplémentaires, accélérant là aussi les opérations de préparation du train de plus de 50 % (par exemple, l’essai de freins pourra être réalisé en moins de 10 minutes, contre jusqu’à une trentaine aujourd’hui). 

Parallèlement, les travaux se poursuivent sur la mise en œuvre du train autonome, doté de systèmes avancés de conduite et de gestion des opérations. Le défi n’est ici pas tant dans le développement de la technologie, que dans la preuve de sécurité des systèmes, permettant d’introduire des trains autonomes en toute sécurité au milieu des voyageurs.

La refonte du processus d’attribution des capacités en Europe, actuellement en débat, permettra également une gestion de l’attribution des sillons (les “créneaux” permettant de circuler sur le réseau) beaucoup plus adaptée aux contraintes du fret. Cela va de pair avec le développement par les gestionnaires d’infrastructure de nouveaux outils permettant de rechercher des sillons de manière beaucoup plus automatique et donc plus performante, dans un contexte où la multiplication des travaux ainsi que des offres de services voyageurs rend l’équation très délicate pour les marchandises.

Le fret au sein du groupe SNCF

 

Le Groupe SNCF est en pleine transformation dans ce contexte, avec la mise en place depuis quelques années du groupe Rail Logistics Europe, filiale dédiée à la logistique ferroviaire. Il rassemble 5 entités complémentaires, à même de répondre à l’ensemble des besoins logistiques de ses clients : 

  • Fret SNCF, capable de répondre à une très large palette de besoins et spécialiste du wagon isolé ;
  • le groupe Captrain qui opère à travers toute l’Europe ;
  • Naviland Cargo, opérateur de transport combiné ;
  • VIIA, opérateur des autoroutes ferroviaires ;
  • Forwardis, commissionnaire de transport, architecte de solutions logistiques.

Rail Logistics Europe va se doter prochainement d’un nouveau service d’experts du fret ferroviaire et du transport multimodal : RLE Solutions, qui aidera et accompagnera les entreprises dans leurs projets de report modal et de décarbonation de leurs transports. En effet, la recherche de solutions alternatives au mode 100 % route peut apparaître complexe pour les chargeurs. C’est pourquoi RLE Solutions se présente comme leur porte d’entrée pour analyser leurs besoins et les orienter vers les offres de RLE et de la filière les plus adaptées à leurs projets. 

Conclusion

 

Si le fret ferroviaire a maintenu sa part de marché ces dernières années, les perspectives sont prometteuses pour ce mode de transport essentiel à la transition écologique. Grâce aux innovations majeures en cours de développement, le fret ferroviaire est en passe de renouer avec la croissance et de regagner des parts de marché face au transport routier.

1. D’après une étude du cabinet CE Delft en 2019
Hugues Gigleux
Hugues Gigleux (P08)
Hugues Gigleux a rejoint le groupe SNCF en 2012 après un diplôme d’ingénieur de l’école des Mines de Paris - PSL. Il a d’abord travaillé 10 ans chez SNCF Réseau, sur des postes opérationnels de dirigeant d’unité logistique travaux, puis a mis en place une équipe de Data Science afin de travailler sur les enjeux de maintenance prédictive de l’infrastructure. Il a rejoint le groupe Rail Logistics Europe en 2022, où il est adjoint au directeur du numérique et est en charge de la mise en place de la feuille de route stratégique du groupe.
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