Être académicien oblige
Par Sylvain Cros (P04 Doct),
Membre du Comité de rédaction
Pierre Rouchon (X80, CM83 et Doct. P90) et Gérard Biau (P94) viennent d’être élus à l’Académie des sciences. Le premier, spécialiste du contrôle des systèmes quantiques, et le second, expert en machine learning, témoignent de leurs premiers pas d’académiciens. Entre expertise scientifique et engagement moral, ils évoquent une institution qui se modernise et se rajeunit. Rencontre avec deux chercheurs qui incarnent l’esprit des Mines : allier théorie et applications, recherche fondamentale et collaboration industrielle.
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Pierre Rouchon (X80, CM83 et Doct. P90)
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Gérard Biau (P94)

Pouvez-vous nous raconter vos parcours respectifs ?

 

Pierre Rouchon – Diplômé de Polytechnique, je suis entré aux Mines par le Corps des Mines. J’ai ensuite soutenu une thèse en génie des procédés sur le contrôle d’unités de séparation.

Recruté comme maitre de recherche à l’École, je suis devenu professeur après mon habilitation à diriger des recherches en mathématiques (HDR) à l’université Paris-Saclay. J’ai donc une double casquette : génie des procédés et mathématiques. Ma spécialité : la dynamique et le contrôle des systèmes. Il s’agit de développer des algorithmes pour rendre plus robustes les systèmes difficiles à piloter. 

Dans les années 1990, avec Michel Fliess, Jean Lévine (Doct. P76) et Philippe Martin (Doct. P92), nous avons développé la théorie des systèmes différentiellement plats, systèmes très souvent rencontrés en pratique et pour lesquels la planification et le suivi de trajectoires admettent des solutions explicites de faible complexité. 

Ensuite avec Philippe Martin et mon étudiant Silvère Bonnabel (P01 et Doct. P07) nous avons introduit la notion d’observateurs asymptotiques invariants, notion à l’origine du filtre de Kalman invariant avec des applications importantes en navigation et robotique.

Dans les années 2000, j’ai commencé à m’intéresser, avec mon étudiant Mazyar Mirrahimi (Doct. P05), au contrôle des systèmes quantiques. Nous avons eu la chance de pouvoir suivre les cours de Serge Haroche au Collège de France, qui venait de succéder à Claude Cohen-Tannoudji1. Aussi nous avons contribué à la mise au point de l’algorithme temps-réel utilisé par l’équipe de Serge Haroche lors de la première réalisation expérimentale en 2011 d’une boucle de rétroaction quantique contrôlant des photons. 

Ensuite, j’ai participé à la constitution de l’équipe “Quantic”, partagée entre l’Inria, l’École des Mines et l’ENS, qui étudie les circuits supraconducteurs. Des résultats de cette équipe ont permis la création de la start-up Alice & Bob, qui développe actuellement des ordinateurs quantiques avec la technique des “qubits de chat”. Actuellement, mes travaux se focalisent sur les méthodes mathématiques et numériques pour modéliser et contrôler les systèmes quantiques avec décohérence et mesures.

Mon entrée à l’Académie était une divine surprise. L’Académie fonctionne avec des présentateurs et des rapporteurs qui suggèrent des noms et étudient les dossiers. Contrairement à l’Académie française où il faut mener campagne !

Gérard Biau – Ancien élève ingénieur civil, je n’aspirais pas à devenir ingénieur alors que la recherche n’était pas encore la voie naturelle des Mineurs. Je suis parti à Montpellier faire un DEA en mathématiques qui m’a permis d’obtenir une bourse de thèse, soutenue en 2001 sur les statistiques non-paramétriques – des méthodes mieux adaptées à l’émergence des grosses données. Par précaution, j’ai aussi passé l’agrégation de mathématiques, craignant de ne pas décrocher un poste de maître de conférences. Je l’ai finalement obtenu à l’université Pierre et Marie Curie (aujourd’hui Sorbonne Université), au Laboratoire de statistique théorique et appliquée. J’y ai bénéficié du meilleur de la recherche française en statistique. Après avoir rapidement passé l’HDR, j’ai obtenu un poste de professeur à Montpellier (2004-2007). J’ai alors eu la chance qu’on me propose une mutation vers mon ancien laboratoire. C’est à ce moment-là que j’ai entamé ma transition vers le machine learning, tout en conservant des liens étroits avec la communauté statistique. Cette double appartenance s’est d’ailleurs concrétisée par ma présidence de la Société française de statistique. Aujourd’hui membre du Laboratoire de probabilités, statistique et modélisation2, je cultive une approche tournée vers les applications. Cela dit, côté machine learning, je fais plutôt des mathématiques : j’essaie de comprendre les propriétés des réseaux de neurones, leur vitesse de convergence, etc. L’objectif est de porter un regard mathématique et rétroactif sur les algorithmes pour savoir comment les améliorer.

Je développe de nombreuses collaborations industrielles, notamment à travers des contrats CIFRE. Je me positionne ainsi comme un véritable pont entre théorie et applications pratiques. Cette approche correspond parfaitement à la philosophie de Mines Paris – PSL : sans doute n’est-ce pas là une coïncidence ! Pour l’Académie, ça a été une surprise totale. J’ai reçu la nouvelle par texto. J’ai cru à une blague et j’ai vertement rembarré mon collègue en lui disant qu’il se trompait de Gérard ! 

 

Quels sont vos rôles et missions à l’Académie ? Quels sont vos devoirs et droits en tant qu’académiciens ? Quel temps cela vous prend-il ?

 

R. – Il n’y a aucun droit particulier. Nous sommes jugés sur nos contributions concrètes. Il s’agit de devoirs moraux plutôt que de prérogatives. Aucun engagement formel n’est requis – nous ne signons rien. C’est excellent pour l’ego, mais moralement, cela oblige.

B. – Ce n’est pas un métier à proprement parler, et l’investissement dépend du temps que nous y consacrons. Le minimum consiste à participer aux réunions mensuelles de section. Pierre et moi appartenons à la section « Sciences mécaniques et informatiques », qui rassemble mécaniciens, informaticiens, mathématiciens appliqués et quelques physiciens. Notre mission principale relève d’un engagement moral envers la science : contribuer aux activités de l’Académie qui décerne des prix et organise des événements.

R. – L’examen des dossiers constitue une part essentielle de notre expertise – l’Académie décerne de nombreux prix chaque année. S’y ajoutent des groupes de travail thématiques, sur le climat par exemple, où nous élaborons des rapports. Enfin, nous promouvons la science auprès du grand public, notamment des jeunes dans les collèges et lycées.

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Ces missions viennent-elles de sollicitations extérieures ou l’Académie s’autosaisit-elle ?

 

B. – L’Académie peut s’autosaisir de sujets d’importance ou être sollicitée par l’État pour donner son avis. Elle joue un rôle d’autorité morale.

R. – Une nouveauté notable : l’attention renforcée portée aux conflits d’intérêts. Lorsqu’un académicien doit expertiser un sujet où il a des intérêts, il doit absolument le déclarer et se faire remplacer.

B. – Je mesure avec le temps un aspect important : comme l’a dit Pierre, être académicien “oblige”. Cela représente quelque chose auprès du public et des collègues. À l’université comme à l’École, cela donne un poids particulier à nos paroles. Nous devons donc répondre sérieusement aux sollicitations, comme celle de la Revue des Mines !

R. – La confrontation avec nos prédécesseurs nous ramène à l’humilité ! On nous rappelle que nous succédons notamment à Lagrange, on nous montre de vieux grimoires… Nous devons surveiller notre parole, même si l’image publique de l’Académie reste parfois celle de “vieux gâteux”, c’est une image d’Épinal. Il y a des gens très actifs parmi les anciens, et tous n’ont pas encore dépassé 60 ans !

 

Bien que vous n’y soyez que depuis peu, avez-vous des exemples d’activités académiciennes à partager ?

 

B. – Pour l’instant, j’apprends en assistant aux réunions de notre section. J’ai déjà rédigé un rapport pour les prix, mais c’est assez habituel dans nos métiers de chercheurs. Les anciens nous accueillent bien et nous intègrent rapidement aux activités. On apprend en marchant, c’est plutôt bien organisé pour une vieille institution… comme les Mines !

R. – On participe progressivement aux différentes activités. Il y a une période d’observation pour saisir les règles du jeu. L’Académie a un statut juridique particulier : elle ne rend de comptes à personne. C’est une “personne morale de droit public à statut particulier”. Pour les élections des nouveaux membres, par exemple, l’Académie décide et le président de la République ne fait que ratifier.

 

L’Académie des sciences s’est parfois fait connaître par des voix discordantes ou réactionnaires par le passé – je pense notamment à Claude Allègre sur les questions climatiques3. Comment voyez-vous la situation aujourd’hui ?

 

B. – L’Académie est une communauté de plus de 300 personnes. Comme dans toute association humaine, certaines voix déplaisent ou sortent de la norme. Mais on ne peut résumer l’Académie aux positions de certains de ses membres.

R. – Rappelons qu’Allègre avait fait de l’excellente science au départ, comme Luc Montagnier qui a complètement dérivé en fin de vie. Ils étaient légitimes pour entrer à l’Académie. Compte tenu de leur poids – ancien ministre, codécouvreur du VIH –, ils avaient un impact particulier. Une fois là, l’Académie a dû les supporter !

B. – Je pense que l’Académie a souffert de cette situation. C’est pourquoi elle tente de changer son image : rajeunir, moderniser sa communication et montrer qu’elle ne se résume pas à des affirmations parfois contestables de quelques-uns.

R. – La présidente de l’Académie, Françoise Combes, dénonce d’ailleurs la déconstruction qu’opère Donald Trump au niveau de la recherche aux États-Unis, y compris sur le climat4. Même si elle s’exprime à titre personnel, les journalistes mentionneront “académicienne des sciences”. En tant qu’académicien, il faut exprimer ses convictions de façon raisonnable et argumentée.

 

Quand un journaliste contacte un académicien, peut-il se faire accompagner ?

 

B. – Si la question porte sur l’Académie elle-même, les services compétents nous accompagnent. Mais souvent, on interroge une personne précisément parce qu’elle est académicienne. Son avis n’engage qu’elle, même si sa publication laisse croire qu’il engage l’Académie. La nuance est subtile. C’est d’ailleurs une des causes des difficultés qu’a connues l’Académie avec Claude Allègre.

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Qu’est-ce que Mines Paris – PSL vous a apporté dans cette expérience ?

 

B. – Avec le recul, énormément. Je suis sorti de l’École perplexe face à son côté généraliste. Nous avions touché à tout : physique, mécanique, mathématiques, droit, économie, comptabilité… Mais je n’étais expert en rien, d’où mon besoin de me spécialiser avec un DEA. J’ai compris plus tard que c’était une préparation extraordinaire à la vie professionnelle. Si j’ai su développer des collaborations, m’ouvrir aux entreprises, rester à l’écoute, c’est grâce à l’École. Elle m’a donné une vision à 360 degrés facilitant les collaborations.

 

Et aujourd’hui à l’Académie ?

 

B. – Il est clair que dans notre section, il n’y a pas deux personnes qui se ressemblent. L’Académie recherche d’ailleurs cette diversité. Il faut faire preuve d’ouverture, avoir une certaine grandeur d’esprit. Je pense que l’École m’a préparé à cela.

R. – Je suis entré à l’École en 1983 et j’y suis toujours ! On m’y a enseigné un triptyque que je trouvais simpliste à l’époque mais qui est assez pertinent : un enseignant-chercheur doit essayer de mener trois activités – enseignement, applications concrètes et recherche académique. L’essentiel : que ce soit la même personne qui fasse les trois. Je l’ai appliqué naturellement : donner des cours, étudier des problèmes concrets, développer des équations. 

L’École m’a aussi apporté d’excellents étudiants dans un environnement protégé et ouvert. J’ai pu facilement changer de thématique : génie chimique pour applications pétrolières, puis robotique, quantique…

 

Y a-t-il quelque chose que vous voudriez partager avec les anciens des Mines qui liront cette interview ?

 

B. – L’Académie des sciences essaie de changer son image. Comme Pierre, si on m’avait questionné sur l’Académie il y a six mois, j’aurais été bien en peine de dire à quoi ça servait. J’avais dans l’inconscient cette image de très grands anciens figés dans le temps.

R. – Vous connaissez cette anecdote de Jean d’Ormesson de l’Académie française ? Il croise un confrère et lui demande : “Comment va Untel ?”, Son confrère lui répond “Oh, il devient à moitié gâteux”, “Ah ! Alors il va mieux !” conclut-il [rires]. Il y a ce côté autodérision. 

B. – L’Académie essaie de se rajeunir. Désormais, la moitié des nouveaux membres élus chaque année doit avoir moins de 55 ans.

R. – Je fais partie des vieux ! [rires]  

B. – Et moi, je fais partie des “jeunes” ! Par ailleurs, une année sur deux, l’Académie élit des académiciens sur des profils thématiques pour coller à l’actualité scientifique et éviter de passer à côté des enjeux contemporains. Il y a une vraie volonté de transformation, avec même un nouveau site web cette année.

R. – Je ressens la même dynamique, particulièrement avec les secrétaires perpétuels très actifs.

B. – Pour rappel, l’Académie compte deux divisions : sciences mathématiques, physiques, informatiques, mécaniques et sciences de l’univers ; et sciences chimiques, biologiques et médicales, chacune avec son secrétaire perpétuel.

 

Ils sont perpétuels pour combien de temps ?

 

B. – Six ans. Ils sont moins perpétuels que les immortels ! [rires]

Encourager, soutenir et protéger l’esprit de recherche scientifique

L’Académie des sciences remplit trois missions principales depuis 1666 : 

Expertise scientifique – L’Académie couvre toutes les disciplines scientifiques et fournit des rapports d’analyse sur les enjeux majeurs (climat, santé, éthique) pour éclairer les pouvoirs publics et les citoyens.

Transmission & diffusion – Elle promeut la culture scientifique à tous les niveaux éducatifs par des initiatives pédagogiques, des publications accessibles et un soutien à l’égalité des chances via l’attribution de bourses.

Rayonnement – L’Académie stimule le dialogue scientifique national et international, encourage la collaboration mondiale et contribue à élever le niveau du débat public.

 

 PLUS EN LIGNE

1. Serge Haroche est colauréat du prix Nobel de physique en 2012 avec l'Américain David Wineland pour “leurs méthodes expérimentales novatrices qui permettent la mesure et la manipulation des systèmes quantiques individuels”. Claude Cohen-Tannoudji est colauréat du prix Nobel de physique 1997, avec Steven Chu et William D. Phillips, pour leurs recherches sur le refroidissement et le confinement d’atomes par laser.
2. Unité CNRS/Sorbonne Université/Université Paris Cité.
3. Dans un rapport en 2003, l’Académie des sciences a réfuté les thèses de Claude Allègre sur le changement climatique, réaffirmant que l’augmentation du CO2 dans l’atmosphère est la cause principale du réchauffement – https://bit.ly/4poTYc4
4. Françoise Combes : la science à l’épreuve du trumpisme, France Culture, 25 avril 2025 – https://bit.ly/3I9OUaX
Sylvain Cros
Sylvain Cros (P04 Doct)
Sylvain Cros est enseignant-chercheur à l'Ecole Polytechnique, spécialiste des prévisions météorologiques pour les énergies renouvelables. Il est titulaire d'un doctorat de Mines Paris - PSL. Sylvain est administrateur de Mines Paris Alumni et membre du Comité de rédaction de la Revue. Il anime la rubrique Mines et la recherche.
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