Deeptech
La science au cœur d’un nouveau modèle d’innovation
Par Benjamin Cabanes (DOCT. P17)
La “deeptech” est sur toutes les lèvres. Soutenue par les politiques publiques, portée par les grands cabinets de conseil et valorisée par les investisseurs, elle apparaît comme le fer de lance d’une nouvelle dynamique d’innovation technologique. Pourtant, derrière cet engouement, le concept reste flou. Explications.
Datadome

Tantôt perçu comme un secteur, tantôt comme un type d’entreprise, un type de projet ou encore comme un nouveau paradigme d’innovation, la difficulté à définir la deeptech n’est cependant pas l’enjeu principal. Il s’agit plutôt d’interroger les implications et les défis associés à cette tendance émergente.

 

Un concept né à la croisée de la science et de l’industrie

 

C’est en 2015 que le terme “deeptech” a été popularisé par Swati Chaturvedi, fondatrice de Propel(x), pour désigner des startups fondées sur des découvertes scientifiques majeures. Loin des modèles classiques de la tech numérique, où l’innovation s’appuie sur des technologies existantes et des modèles économiques nouveaux (plateforme, e-commerce, software-as-a-service, etc.), la deeptech repose sur des avancées issues des laboratoires de recherche – dans les domaines de la biotechnologie, des matériaux, de l’intelligence artificielle, de la physique quantique, etc.

Le BCG, Hello Tomorrow ou encore McKinsey ont contribué à structurer cette catégorie émergente en la présentant comme une “quatrième vague de l’innovation”, succédant aux révolutions industrielles, à l’innovation des grands laboratoires industriels et à celle des plateformes numériques. Ce nouveau cycle est caractérisé par la convergence de plusieurs technologies de rupture et une volonté de résoudre des problèmes fondamentaux ayant un fort impact sociétal.

En France, plusieurs startups deeptech se distinguent dans divers domaines. Par exemple, Aqemia, dans le secteur de la santé, utilise l’intelligence artificielle et la physique théorique pour développer des molécules thérapeutiques et découvrir des médicaments par modélisation informatique. Alice & Bob, ainsi que Pascal, sont spécialisées dans l’informatique quantique et la conception d’ordinateurs quantiques. HyPrSpace développe un micro-lanceur réutilisable pour mettre en orbite des satellites. Dark, une startup de transport spatial, conçoit des lanceurs aéro-largués et multi-missions. Dans le domaine de l’énergie, Energo exploite des recherches de Chimie ParisTech – PSL pour développer une technologie innovante de plasma-catalyse afin de convertir les gaz en molécules d’intérêt.

 

Une innovation fondée sur la complexité et le long terme

 

La deeptech ne se limite pas à des projets entrepreneuriaux dans des secteurs technologiques spécifiques. Elle représente également une forme particulière d’innovation technologique. Contrairement aux approches incrémentales ou axées sur le consommateur, la deeptech mobilise des connaissances scientifiques complexes, implique des temps de développement longs et nécessite une intensité élevée en recherche et développement.

Ces projets présentent un profil de risque spécifique, caractérisé par une forte incertitude technologique, un besoin important de capitaux, des marchés parfois inexistants et des retours sur investissement à long terme, souvent incompatibles avec les logiques de financement classiques. Ils exigent une collaboration étroite entre chercheurs, entrepreneurs, industriels et acteurs publics. Ce sont des innovations patientes et exigeantes, à l’opposé de l’image souvent rapide et fluide associée aux startups numériques.

 

Un enjeu stratégique pour les états

 

Dans un contexte international tendu, la deeptech est aussi perçue comme un levier de souveraineté technologique. La rivalité entre les États-Unis et la Chine dans les secteurs de l’intelligence artificielle, des semi-conducteurs ou de la cybersécurité a ravivé l’intérêt des gouvernements pour la maîtrise des technologies critiques. En Europe, des programmes comme le Chips Act, l’AI Act ou Horizon Europe témoignent d’une volonté de relocalisation et de sécurisation des chaînes de valeur.

Les projets deeptech sont ainsi encouragés comme des vecteurs d’autonomie stratégique. Leur ancrage scientifique, leur intensité capitalistique et leur potentiel de transformation économique en font des instruments de puissance dans la compétition mondiale.

 

Mieux articuler science, industrie et société

 

Au-delà des enjeux industriels, la deeptech repose sur un impératif de coopération renforcée entre les universités, les entreprises et les pouvoirs publics. Elle reflète une évolution du modèle de recherche, dans lequel les institutions académiques deviennent des acteurs actifs de l’innovation. Les spin-offs issues de la recherche publique, les incubateurs universitaires, ou les partenariats public-privé sont désormais au cœur des politiques d’innovation.

Mais cette évolution soulève aussi des tensions. L’université est appelée à conjuguer excellence scientifique, contribution à la compétitivité économique, et responsabilité sociale. Or, une orientation excessive de la recherche vers les applications industrielles pourrait affaiblir la recherche fondamentale. Il s’agit donc de préserver un équilibre délicat entre autonomie scientifique et utilité socio-économique.

 

Une promesse à concrétiser

 

La deeptech incarne une promesse : celle d’une innovation tournée vers les grands défis contemporains – transition énergétique, santé, sécurité alimentaire, climat. Nombre de projets visent explicitement à produire des réponses technologiques à ces enjeux globaux. C’est ce que l’on appelle l’innovation orientée mission, qui ne se contente pas de chercher le profit, mais vise un impact sociétal.

Mais cette promesse n’est pas sans ambiguïté. Le recours aux solutions technologiques ne saurait se substituer à des approches plus systémiques intégrant les dimensions sociales, politiques et culturelles des problèmes. Il faut éviter un techno-solutionnisme naïf, qui risquerait d’éluder les véritables racines des crises actuelles.

En somme, la deeptech ne désigne pas seulement une catégorie d’innovations de rupture : elle exprime une transformation plus large des manières d’innover. À la croisée de la science, de l’industrie et de la société, elle appelle à repenser les finalités de l’innovation, les modalités de financement, les relations entre savoirs et marchés.

Le véritable défi de la deeptech ne réside pas seulement dans la production de technologies de pointe, mais dans leur intégration à un projet collectif de transformation soutenable, tant sur les plans économique, environnemental que social. C’est à cette condition qu’elle pourra tenir sa promesse : faire de la science un levier de progrès au service de tous.

Benjamin Cabanes
Benjamin Cabanes (DOCT. P17)
Benjamin Cabanes est enseignant-chercheur en sciences de gestion à Mines Paris – PSL. En 2022, il cofonde le MS Entrepreneuriat Deeptech et Innovation de Mines Paris – PSL, et 2024, la mineure Entrepreneuriat Deeptech de l’université PSL. Ses recherches portent sur le management de l’innovation, le management stratégique de la R&D, l’entrepreneuriat deeptech et les collaborations université-industrie.
19 vues
0 commentaires