Le chemin de fer a de la chance. Son image allie la modernité et la douceur de vivre, avec la performance technique des records de vitesse qui ont égrené l’histoire industrielle et la quiétude des voyages paisibles dans nos campagnes. Si cet imaginaire a tenu, c’est parce que le système ferroviaire a su intégrer à son profit les inventions de chaque époque. Aujourd’hui, le train fait partie des réponses aux enjeux énergétiques. Le contact fer-fer de la roue sur le rail est performant et la forme du train permet d’emmener un grand nombre de passagers avec une traînée aérodynamique faible. Pour que l’histoire du train se poursuive au service de nos sociétés, le monde ferroviaire continue à innover.
Après un petit inventaire des innovations sur lesquelles travaillent nos ingénieurs, nous ne décrirons que celles liées à la circulation des trains. Il ne faudrait pas oublier pour autant le travail important et indispensable mené dans les services offerts aux clients, notamment en s’appuyant sur la digitalisation, ni les nombreuses innovations industrielles au service de la conception et de la maintenance de l’infrastructure ou des trains. On pense naturellement à l’IoT pour la maintenance prédictive, mais ce n’est qu’un exemple.
Une nouvelle signalisation pour plus de fréquence et pour une interopérabilité en Europe
La signalisation ferroviaire assure la sécurité des trains. Si elle s’est longtemps appuyée sur les feux de couleur le long des voies, les échanges d’informations entre le sol et le bord passent de plus en plus par des systèmes de télécommunication. Les innovations sur la signalisation visent deux objectifs, en plus de la garantie fondamentale de sécurité : augmenter le débit des lignes ferroviaires et permettre l’interopérabilité, à savoir une uniformisation internationale des systèmes pour qu’un même train puisse facilement passer les frontières.
Comme tous les processus d’innovation, ceux concernant la signalisation sont de deux ordres : incrémentaux ou de rupture. Les progrès incrémentaux sont nombreux, mais ne feront pas l’objet de description dans le cadre de cet article. Je préfère insister sur la rupture qu’apportera le “canton mobile”.
Aujourd’hui, une voie ferrée est découpée en segments fixes appelés “cantons”. Au moins un canton complet inoccupé doit se trouver entre deux trains consécutifs. Cette règle, qui a fait ses preuves, génère néanmoins un sur-espacement des trains entre eux, et donc une diminution du nombre de trains, c’est-à-dire du débit de la ligne. Grâce aux progrès technologiques, on cherche à rapprocher les trains en mettant devant chacun d’eux un canton virtuel de longueur variable, fonction de sa vitesse et de sa capacité de décélération. Ce canton virtuel doit toujours être libre.
Pour cela, il faut garantir la localisation du train de façon exacte et sûre. Nous utilisons la fusion de capteurs, associant odométrie, centrale inertielle et localisation satellitaire.
C’est le moment d’insister sur le haut niveau de sécurité intrinsèque exigé de ces systèmes, car c’est bien là que se trouve toute la beauté scientifique (pour ne pas dire les ennuis des directeurs de projet !). Nos systèmes doivent atteindre une probabilité démontrée de panne affectant la sécurité, par heure de fonctionnement, inférieure à 10-9. Soit plus d’un million de fois plus fiable que notre GPS de voiture, qui n’est pas un système de sécurité.
La conduite autonome
Comparé à la voiture, le train a nativement deux fonctions de conduite déjà automatisées : le guidage, par les rails, et la coordination avec les autres mobiles, grâce à la signalisation. L’automatisation de la conduite des trains est intrinsèquement plus simple que celle des voitures, avec deux bémols. Le niveau de sécurité d’un transport collectif doit être supérieur à celui des voitures, et les distances de freinage étant supérieures avec le contact fer-fer, les capteurs doivent porter plus loin pour percevoir l’environnement. Contrairement au métro, le train roule en milieu ouvert et la perception de l’environnement est la clé de l’automatisation.
La conduite semi-automatique, où le conducteur est présent pour surveiller l’environnement et réagir en cas de besoin, est techniquement acquise. Elle permet d’augmenter le nombre de trains sur les lignes saturées, car les temps de réaction des ordinateurs sont beaucoup plus faibles que ceux des hommes et les secondes gagnées permettent de rapprocher les trains en toute sécurité.
La conduite complètement autonome commence son déploiement en Chine, au Japon et en Russie. La France n’est pas en reste dans l’élaboration des systèmes de détection d’obstacles et de surveillance de l’environnement. Là encore, c’est le haut niveau de sécurité attendu qui est l’enjeu principal. D’autant plus qu’il faut voir à une distance de l’ordre du kilomètre, et que les lidars et radars1 utilisables n’ont pas (encore) cette portée. C’est donc la caméra qui est utilisée, en lien avec de l’IA. Le ferroviaire est donc à la pointe des recherches sur le lien entre IA et démonstration de sécurité. À ce stade, nous inventons des systèmes dans lesquels l’IA est cantonnée là où elle est indispensable, et où, par un certain nombre de subtilités, sa performance attendue reste de l’ordre de 10-2. Car à ces valeurs, une démonstration statistique reste possible. Si la conduite autonome est techniquement accessible, son déploiement se fera lentement. Elle pourrait par exemple redonner une pertinence à l’exploitation de petites lignes menacées.
Nous aimons à dire que le train est la colonne vertébrale des transports, mais il est d’abord un mode parmi les autres et il se développera d’autant mieux que les correspondances entre modes seront réussies.
La planification, la supervision
De nombreux travaux concernent l’optimisation des opérations. De façon très simplifiée, l’exploitation ferroviaire consiste à réussir en permanence le rendez-vous improbable entre un sillon (horaire de passage sur la voie ferrée), un train (rame complète ou, plus compliqué, locomotive et wagons), un conducteur et souvent un contrôleur. Chacune de ces ressources a ses contraintes propres et leur utilisation doit être optimisée, sachant que l’optimisation de l’une désoptimise toutes les autres. L’optimisation se fait à l’avance, mais doit être réajustée en permanence, si possible aussi en temps réel, pour éviter que les aléas ne désoptimisent trop l’ensemble. Un régal pour les mathématiciens… mais des problèmes d’optimisation qui ont longtemps été trop vastes pour les puissances des ordinateurs ; voire qui le sont encore, a fortiori dans un contexte de calcul en temps réel.
Les nombreuses innovations attendues ont pour objectif d’améliorer la qualité de service (ponctualité des trains) et de baisser les coûts. Les algorithmes de recherche opérationnelle ou de simulation sont à l’honneur. Il n’est pas certain que l’IA, au sens “deep learning”, soit ici d’une grande aide. La combinatoire des situations est telle que la compilation de données pour une base d’apprentissage semble hors de portée. En revanche, si l’ordinateur quantique apporte un saut de puissance de calcul, il trouvera des utilisateurs dans le ferroviaire.
L’étape suivante sera d’optimiser ensemble les différents modes de transport. Nous aimons à dire que le train est la colonne vertébrale des transports, mais il est d’abord un mode parmi les autres et il se développera d’autant mieux que les correspondances entre modes seront réussies. Des premiers cas d’application en France apparaissent avec la supervision multimodale des SERM (Services Express Régionaux Métropolitains).
Les nouvelles énergies de traction : batteries et hydrogène
Si le train est le mode de transport qui émet le moins de CO2, particulièrement en France où l’électricité est en grande proportion nucléaire, il reste les trains diesel, plus polluants que les trains électriques. Pour des raisons de coûts, il n’est pas question d’électrifier la moitié du réseau qui ne l’est pas et sur laquelle le trafic est faible.
Deux technologies sont donc développées : la batterie et l’hydrogène. Les premiers trains à batteries atteignent les performances souhaitées et cette technologie devrait se développer pour les trains de voyageurs dont le parcours sur lignes non électrifiées n’excédera pas 200 km. Les progrès ultérieurs des batteries amélioreront sans doute encore l’autonomie. Pour les trains lourds, tels que le Fret, c’est l’H2 qui est pertinent. À voir s’il s’agira de moteurs à combustion classiques alimentés en H2 ou de piles à combustible. Les deux sont testés. En attendant le renouvellement des flottes de trains diesel, les biocarburants ou les trains hybrides diesel/batteries permettront une première baisse des émissions. Pour un train hybride alimenté en biocarburant, la baisse est de 60 %. Parallèlement, tous les trains électriques devront être équipés de batteries pour récupérer l’énergie de freinage (systèmes de type KERS, Kinetic Energy Recovery Systems, déjà en service sur les TGV).
Il y a beaucoup d’autres travaux qui ne peuvent pas être détaillés ici, par exemple la mise au point d’un attelage automatique pour les wagons de fret, qui soit compatible avec les attelages actuels pour permettre la transition d’un système à l’autre. Un tel système peut changer le modèle économique du fret, de même que d’autres innovations sont en train de changer le modèle économique sur les petites lignes. Il faut aussi évoquer les trains à sustentation magnétique, techniquement au point, mais très coûteux à déployer, ou Hyperloop, dont on ne sait pas très bien sur quel usage les travaux déboucheront.
L’innovation dans le ferroviaire est bien plus dynamique que ne le laisseraient penser les ressources très raisonnables qui y sont consacrées. Elle s’appuie sur la compétence des acteurs, opérateurs, industriels ou académiques, et sur un large partage au niveau européen. Le déploiement des innovations se fait sur le temps long, correspondant à la durée de vie des composants du système. Mais peu à peu, après la révolution de la grande vitesse, le ferroviaire entame un nouveau cycle technologique, tout aussi riche en transformations.