Le triangle vertueux de la compétitivité
Par Aymeri Germain (N22)
La question de la compatibilité entre décarbonation et réindustrialisation divise encore. Pour Xavier Fontanet, ancien PDG d'Essilor et fin connaisseur des enjeux de compétitivité internationale, cette opposition est un faux débat. À condition que trois acteurs jouent pleinement leur rôle : les États, les consommateurs et les entreprises. Un triangle vertueux où chacun doit assumer ses responsabilités pour que la transition écologique devienne un moteur de croissance industrielle plutôt qu'un frein.
Datadome
Ingénieur des Ponts-et-Chaussées et titulaire d'un master of science in management du Massachusetts Institute of Technology (MIT), Xavier Fontanet a fait toute sa carrière en entreprise. Il a débuté au Boston Consulting Group, où il est, entre 1973 et 1981, consultant, puis vice-président. De 1981 à 1986, il est DG des Chantiers Bénéteau. En 1986, il entre aux Wagons-Lits, où il a été directeur central de la restauration, puis Administrateur DG de la filiale Eurest. En 1990, il rejoint Essilor, comme DG, puis Vice-PDG (1995 à 1996), PDG (1996 à 2009), puis président du Conseil d'Administration (2010 à 2012). Il est reconnu pour son expertise, sa vision stratégique et son engagement à transmettre son savoir (entre autres : professeur à HEC Paris, chroniqueur aux Échos, auteur de plusieurs essais, animateur de cours sur BFM Stratégie).

L’État : inspirateur et garant d’une saine concurrence

 

Les États ont un rôle déterminant, c’est à eux de donner le « la ». Cependant, l’enfer étant pavé de bonnes intentions, le véritable défi réside dans leur capacité à instaurer un cadre concurrentiel équitable à l’échelle mondiale. Pour y parvenir, il est essentiel que les États veillent à ce que tous les acteurs internationaux respectent les mêmes règles du jeu. En effet, si certains pays adoptent une approche laxiste, ils favorisent indirectement les entreprises peu scrupuleuses (les « mauvais joueurs ») implantées sur leur territoire. Ces dernières bénéficient alors de coûts de production réduits et gagnent des parts de marché au détriment de leurs concurrents plus vertueux.

Le risque est réel : une telle situation produit l’effet inverse de celui recherché, la concurrence déloyale sape les efforts collectifs de décarbonation et on aura atteint le résultat inverse de ce qu’on cherchait.

Lorsque certains pays imposent des normes environnementales strictes à leurs entreprises tandis que d’autres tolèrent les pratiques polluantes, le marché récompense paradoxalement les acteurs les moins vertueux.

L’exemple européen est particulièrement révélateur : alors que l’Union européenne impose des standards environnementaux exigeants à ses industriels, elle autorise simultanément l’importation de produits fabriqués dans des conditions bien moins contraignantes. Cette asymétrie génère une distorsion de concurrence qui fragilise la base industrielle européenne au lieu de la consolider.

Le rôle de l’État transcende donc la simple édiction de règles nationales : il doit également œuvrer à l’harmonisation des exigences internationales. Sans cette coordination, les politiques de décarbonation deviennent contre-productives et alimentent la désindustrialisation des pays les plus exemplaires.

Lorsque certains pays imposent des normes environnementales strictes à leurs entreprises tandis que d’autres tolèrent les pratiques polluantes, le marché récompense paradoxalement les acteurs les moins vertueux.

Le consommateur : véritable patron de la transition

 

Le consommateur demeure l’acteur décisif de cette transformation, et aucune stratégie de décarbonation ne peut aboutir sans sa responsabilisation. Cette vérité économique fondamentale est trop souvent occultée dans les débats sur la transition écologique. On ne l’explique jamais assez : en économie concurrentielle, le véritable détenteur du pouvoir, le patron, ce n’est pas le PDG, mais bel et bien le client final.

Cette responsabilisation du consommateur implique qu’il assume pleinement son rôle dans la stratégie de décarbonation. Les produits décarbonés présentent initialement un surcoût inévitable, c’est une réalité consommateur doit le comprendre. Sans cette acceptation, toute stratégie de décarbonation industrielle est vouée à l’échec : les entreprises ne disposent pas des ressources nécessaires pour investir dans des technologies plus vertueuses, mais également plus onéreuses.

Cette prise de conscience s’appuie nécessairement sur une information transparente concernant l’origine et les conditions de fabrication des produits. Les initiatives telles que l’affichage carbone ou les certifications environnementales s’inscrivent dans cette démarche d’éducation du marché, condition sine qua non d’une transition réussie.

 

 

Datadome
Sur son cycle de vie complet (quinze ans, 200 000 km), l'Emblème émet 90 % de CO2 de moins qu'un Captur essence 2019, soit seulement 5 tonnes. Ce concept car développé par Ampère, l'entité électrique du Groupe, affiche un bilan carbone calculé et audité par les experts indépendants de l'IFPEN.

L’entreprise : des règles du jeu appliquées pour que les meilleurs gagnent

 

Une fois ces deux conditions réunies – coordination internationale des États et responsabilisation des consommateurs –, les entreprises ont toutes les mêmes contraintes. La saine concurrence devient alors le moteur de la créativité et de l’excellence opérationnelle, permettant aux acteurs les plus performants de prospérer au bénéfice de l’ensemble des consommateurs.

Cette vision repose sur la confiance dans les vertus de la concurrence équitable : lorsque les règles du jeu sont transparentes et identiques pour tous, l’innovation et l’efficacité prennent naturellement le pas sur les stratégies d’évitement. Les contraintes environnementales se muent alors en catalyseurs d’innovation plutôt qu’en handicaps.

On ne le rappellera jamais assez : pour donner le meilleur d’elle-même, les entreprises ont besoin d’être convaincues que les États jouent leur rôle d’arbitre objectif. Cette confiance est un prérequis essentiel : sans garantie d’équité dans le cadre réglementaire, les entreprises demeurent réticentes à engager des investissements massifs dans des technologies de rupture.

La presse regorge aujourd’hui d’exemples probants. Ainsi, Renault illustre parfaitement cette dynamique avec ses « 50 innovations pour rendre la voiture propre » ¹, en développant une approche systémique de l’innovation. De la conception des véhicules à leur recyclage, en passant par l’optimisation de la chaîne logistique, le constructeur français transforme méthodiquement chaque contrainte environnementale en levier de différenciation concurrentielle. La décarbonation devient ainsi un terrain d’innovation privilégié pour les départements de recherche et développement, confirmant que l’excellence environnementale peut constituer un facteur de différenciation.

 

Les défis culturels et managériaux

 

Cette transformation s’accompagne néanmoins de défis organisationnels. Les entreprises doivent notamment développer de nouvelles compétences managériales pour piloter efficacement cette transition.

La gestion de l’innovation se complexifie lorsqu’il convient d’intégrer simultanément performance technique, acceptabilité économique et impact environnemental. Les cycles de développement s’allongent mécaniquement, les investissements initiaux augmentent, tandis que les risques technologiques se démultiplient.

Parallèlement, la culture d’entreprise doit connaître une évolution profonde pour intégrer organiquement ces nouvelles priorités stratégiques.

Un souvenir ancien me vient à l’esprit : l’expérience d’Essilor en Inde illustre cette capacité de transformation. Lors du rachat d’une société située à Bangalore au début des années 2000, une découverte surprenante a révélé que le premier poste de coût de l’usine n’était pas constitué par les salaires, contrairement aux usines équivalentes, mais par… les achats d’eau ! La production de verres ophtalmiques nécessite une consommation d’eau importante, et le coût de l’eau est en général peu élevé. Mais la qualité de l’eau municipale étant insuffisante pour les exigences du processus industriel, l’entreprise se trouvait contrainte d’acheter de l’eau minérale en bouteilles, celle que l’on boit à table !

Face à cette contrainte économique majeure, les ingénieurs ont développé une solution innovante : la filtration de l’eau urbaine par des algues très fines dans un étang aménagé à côté de l’usine. Cette approche ingénieuse a permis non seulement de ramener les coûts à un niveau acceptable, mais également d’intégrer de nouveaux talents spécialisés et de développer des processus sophistiqués qui se sont révélés par la suite constituer de formidables avantages concurrentiels.

La décarbonation suppose un cadre réglementaire international harmonisé, des consommateurs responsabilisés et des entreprises innovantes opérant dans un environnement concurrentiel équitable.

Vers un nouveau modèle de compétitivité industrielle

 

On voit se dessiner les contours d’un modèle inédit de compétitivité industrielle, où décarbonation et réindustrialisation se renforcent mutuellement.

Cette transformation n’est ni automatique ni indolore. Elle nécessite des investissements, le recours à des compétences inédites et des efforts significatifs de formation. Ces efforts ouvrent cependant des perspectives fantastiques pour les entreprises qui sauront s’adapter.

La réindustrialisation européenne peut trouver sa voie dans cette transformation écologique, à condition que le triangle États-consommateurs-entreprises fonctionne harmonieusement sur son sol. Cette ambition exige une approche audacieuse, impliquant une transition du principe de précaution vers un principe de réalité.

Cette transformation constitue simultanément un défi majeur à relever et une opportunité qu’il convient de saisir.

1. Renault : 50 innovations pour décarboner la voiture – Le Figaro, 29 avril 2025 – https://bit.ly/3SS8slJ
Aymeri Germain
Aymeri Germain (N22)
Matthieu Ostertag
Matthieu Ostertag (N22)
23 vues
0 commentaires