L’avenir du nucléaire
se conjugue au féminin
Par Corentin Loirs (P19),
Ingénieur Thermo-hydraulique chez Jimmy
Le futur du nucléaire se construit aussi avec des enjeux de recrutement, de formation et d’ouverture de la filière à tous, en particulier aux jeunes et aux femmes. Lilia Bouraoui et Juliette Martin, ingénieures engagées dans la promotion des métiers du nucléaire, partagent leur parcours et leur vision d’une industrie en pleine transformation, où chacune peut trouver sa place.
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Juliette Martin est ingénieure installation générale à la Joint Design Office, service d’EDF EPR Engineering (nouvelle Edvance UK) apportant un appui technique en temps réel sur le chantier Hinkley Point C. Diplômée de Grenoble-INP Ense3 en ingénierie de l’énergie nucléaire, elle intervient sur les problématiques d’interfaces qui concernent le bâtiment réacteur.

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Lilia Bouraoui (P19) est ingénieure sûreté nucléaire chez EDF à la division de l’ingénierie du parc en exploitation (DIPDE) depuis 2023.Elle y réalise des études probabilistes de sûreté au sein du projet RGE du futur, qui a pour objectif de simplifier le référentiel d’exploitation et d’améliorer l’exploitabilité des centrales nucléaires françaises. Diplômée de Mines Paris – PSL en génie atomique et de l’ESPCI Paris – PSL, elle est également engagée dans la promotion du nucléaire auprès des jeunes élèves et étudiants.

Quel est le parcours qui vous a amenée jusqu’aux métiers de l’ingénierie nucléaire ?

 

Juliette Martin – Mes parents étaient expatriés. Je suis née au Japon, puis nous avons déménagé à Hong-Kong quelques mois avant le séisme et le tsunami de Fukushima. Il y avait alors un tabou sur le nucléaire, on n’en parlait pas. Mais à 11 ans, c’est un sujet trop complexe pour vraiment s’en rendre compte. Je me suis orientée vers une classe préparatoire parce que j’aimais les maths et souhaitais que mon travail contribue au développement durable. Arrivée à l’Ense3, je ne savais pas quelle spécialité choisir, jusqu’à un cours d’introduction sur le nucléaire, qui a été décisif. Le professeur a présenté des faits et des chiffres sur la production et la distribution d’électricité en France, et il m’est apparu évident qu’il fallait que je travaille dans le nucléaire.

Lilia Bouraoui – Je suis née en Tunisie et j’ai étudié au Lycée français. Après mon Bac S, je suis entrée en classe préparatoire en France, à Ginette. J’ai découvert l’industrie nucléaire un peu par hasard lors d’un stage chez EDF en première année d’école d’ingénieur. Ayant grandi dans un pays sans énergie nucléaire, c’était une complète nouveauté ! J’ai tout de suite aimé la complexité et le challenge de cette industrie. Cela m’a donné envie de poursuivre mes stages dans ce secteur, chez EDF, à l’IRSN ou dans des filiales, pour finalement y être embauchée.

 

Souhaitiez-vous devenir ingénieure, en particulier dans le nucléaire, quand vous étiez à l’école ou au collège ?

 

J.M. – Au collège et au lycée, je manquais de confiance en moi et mes parents me voyaient plutôt à Sciences Po car je m’intéressais beaucoup à l’histoire et la géopolitique. Deux rencontres ont tout changé : mon professeur de mathématiques qui m’a poussée vers un bac S parce qu’il croyait en mes capacités, puis des chercheurs de Tara Océan qui m’ont convaincue de l’intérêt des sciences. Le choix du nucléaire est venu encore plus tard, en école d’ingénieur.

L.B. – Je souhaitais déjà devenir ingénieure, mais plutôt dans les biotechnologies. J’hésitais entre les maths, la physique et la SVT, et le métier d’ingénieur me semblait idéal pour toucher à plusieurs domaines et pouvoir en changer au cours de ma carrière. Je ne me destinais pas du tout au nucléaire, dont je n’avais entrevu que quelques bribes dans nos manuels de physique.

 

Avez-vous eu des modèles, ou des mentors féminins qui vous ont motivé à poursuivre cette orientation professionnelle ?

 

J.M. – Partie en mission VIE d’un an en 2022 sur le site Hinkley Point C, j’ai ensuite signé un contrat local il y a deux ans. Mon premier manager a été un excellent mentor : il a une grande ouverture d’esprit et une manière d’encourager et de valoriser les membres de son équipe qui est extraordinaire. C’est important d’avoir un manager ouvert au compromis et aux idées, surtout dans un environnement de travail international. J’ai par ailleurs été très inspirée par Catherine Back (P90), ancienne chef d’EPR Engineering (ex-Edvance UK) en Angleterre, et maintenant directrice du palier EPR2 en France. Elle représente un bel exemple de carrière.

L.B. – Oui, mais c’est venu plutôt dans le tard, après mes premiers stages dans l’industrie nucléaire. J’ai pu rencontrer des collègues qui m’ont énormément guidée et inspirée. J’ai eu à la fois un modèle féminin – une ancienne collègue d’EDF qui avait un parcours transverse et qui mesurait l’importance de la mixité dans le nucléaire – et mon premier manager, qui m’a beaucoup plus accompagnée dans mes choix techniques et pour le choix de mon premier poste.

 

Le nucléaire a parfois l’image d’une industrie vieillissante et masculine. Certains lient même écoféminisme et antinucléaire. Qu’en pensez-vous ? Quel est votre vécu ?

 

L.B. – C’est amusant, car je n’ai jamais ressenti cette image ! Dans mon domaine, la sûreté nucléaire, on atteint presque la parité, avec 30 à 40 % de femmes et énormément de jeunes. C’est moins le cas sur les sites de production, mais j’y ai toujours perçu une ambiance bienveillante lors de mes passages. Cette vision était peut-être vraie il y a vingt ans, mais l’industrie a beaucoup évolué. Aujourd’hui, elle est très attentive à ces problématiques. Il reste un déficit de parité – environ 29 % de femmes chez EDF – mais c’est surtout le reflet du manque de féminisation des écoles d’ingénieurs. Le nucléaire souffre d’un stéréotype tenace de “mauvais élève” : une industrie : masculine, patriarcale, pas très novatrice et pas très sexy, ce qui n’aide pas !

J.M. – Chez EDF, la féminisation est prise très au sérieux et de nombreuses femmes progressent dans la hiérarchie. J’ai eu l’occasion d’assister à une table ronde réunissant des lauréates du prix Fem’Energia, dont les carrières impressionnantes montrent que nous pouvons y arriver. L’organisation Women in Nuclear (WiN), dont j’ai fait partie, a justement été créée dans les années 1990 par des femmes du secteur, en partie pour contrer le mouvement écoféministe qui liait lutte antinucléaire et féminisme après Tchernobyl. Cela prouve que de nombreuses professionnelles du nucléaire ne partagent pas cette vision !

 

Vous vous êtes toutes deux engagées dans la promotion des métiers de la filière auprès des jeunes et des femmes, notamment via l’organisation Women in Nuclear (WiN). Pourquoi vous êtes-vous engagées ? Quelles sont les actions menées ?

 

J.M. – Mon engagement a commencé avec le prix collectif Fem’Energia en 2023. Avec 10 autres collègues femmes, nous avions réalisé une vidéo pour vulgariser notre rôle sur le chantier d’Hinkley Point C. C’était une très bonne initiative d’EDF qui valorise et encourage divers parcours, y compris ceux de techniciennes ! J’ai ensuite fait partie de WiN Young Generation, la branche internationale de Women in Nuclear pour les jeunes, pendant environ un an et demi. J’ai organisé des conférences et des tables rondes en ligne, et j’ai participé à des conférences à Vienne, New York et Paris. Cependant, la charge de travail est devenue trop importante, j’ai donc dû m’arrêter pour me consacrer davantage à ma vie personnelle.

L.B. – Je me suis d’abord engagée via la Société française d’énergie nucléaire (Sfen) pour partager ma passion et mettre en lien des jeunes ingénieurs ou étudiants intéressés par le domaine. Puis je me suis impliquée dans Women in Nuclear, qui est plus tournée vers la féminisation des métiers. C’était important pour moi, car le nucléaire est assez méconnu, a parfois mauvaise presse et véhicule beaucoup de fake news. L’ingénierie n’attire pas suffisamment les jeunes filles qui se sous-estiment, pensent que “ce n’est pas pour elles”, sont souvent mal informées ou ne sont pas encouragées à s’orienter vers ces domaines.

J.M. – Mon objectif principal est de travailler avec les enfants et les adolescents pour leur donner envie de choisir les métiers techniques. Je le fais actuellement, surtout en automne, via des plateformes comme Elles Bougent ou C’Génial qui nous mettent en contact avec des professeurs de collège souhaitant présenter ces métiers à leurs élèves. Ces sessions d’une heure, trois fois par an, sont très importantes : elles nous sortent du quotidien et permettent d’aider les jeunes à s’orienter.

L.B. – Les actions les plus efficaces consistent à aller à la rencontre des plus jeunes, dès le collège et le lycée. J’ai eu des questions à la fois drôles et sérieuses : est-ce que j’avais le temps d’avoir une vie perso en dehors du travail ? de voir mes amis ? d’avoir un conjoint ? Elles ont en tête des stéréotypes complètement erronés. Beaucoup ont des blocages, pensant qu’elles seront discriminées parce qu’elles sont femmes ou racisées. La meilleure chose à faire, c’est de se libérer du temps pour débloquer ces peurs, montrer la diversité des métiers – expertise, gestion de projet, management – et rappeler que tout le monde n’a pas besoin d’un Bac+5 pour réussir. Il y a aussi une question de représentativité : il faut faire intervenir des femmes, et des jeunes femmes, pour qu’elles puissent se projeter.

 

Sentez-vous un changement de la vision de la place des femmes dans la filière ?

 

J.M. – Oui, le changement est visible. Je vois beaucoup plus de femmes ingénieures juniors arriver. Les entreprises font des efforts pour mettre en avant la mixité et la diversité, notamment dans leurs communications. Le principal défi se situe au niveau des hautes strates : on observe un “effet tuyau”. Les femmes juniors sont là, mais il faudra du temps pour qu’elles prennent de l’ancienneté et que la parité monte dans les postes de management et de direction.

L.B. – Le problème est aussi à la source : j’ai du mal à trouver de “super profils” féminins lorsque je recrute pour les stages, car on manque de femmes dès la prépa et dans les écoles. Je pense qu’il faudra du temps, une à deux générations, pour que les choses se rééquilibrent vraiment. Il y a aussi une question de la représentativité dans les écoles. Quand la majorité des enseignements en école d’ingénieurs sont fait des hommes avec souvent beaucoup d’expérience et des carrières très brillantes, on peut avoir du mal à se projeter. Lorsqu’on introduit des domaines très techniques de l’industrie, il est très important de faire intervenir aussi des femmes pour que les élèves puissent toutes s’y projeter.

 

Qu’aimeriez-vous dire aux jeunes, et aux jeunes filles en particulier, qui s’interrogent sur leur place dans l’industrie ou dans l’ingénierie ?

 

J.M. – Mon message clé, c’est de leur donner confiance en elles. Je m’adresse surtout aux filles, car j’ai moi-même érigé des barrières étant plus jeune. Il est essentiel qu’elles puissent se projeter. Si l’on ne voit qu’un nucléaire “masculin et vieux”, on n’a pas envie de rejoindre ce milieu. Il faut montrer par l’exemple que cette image d’industrie froide et masculine n’est pas méritée. Il faut aussi rappeler que le diplôme ne fait pas tout. Le secteur est ouvert à une multitude de profils, bien au-delà des seuls ingénieurs : techniciennes, opératrices, et tant d’autres.

L.B. – Je les encourage à oser découvrir un peu plus l’industrie nucléaire. C’est une industrie en pleine transformation, et tous les profils ont leur place. Il ne faut pas du tout ressentir de limites vis-à-vis du fait d’être une femme. Le conseil, c’est de “juste oser” et d’être curieuse de tout. Les sites nucléaires peuvent régulièrement être visités lors des journées portes ouvertes, et je conseille d’y aller, car c’est vraiment ultra-intéressant et les enjeux sous-jacents (la lutte contre le réchauffement climatique, la souveraineté…) sont essentiels !

Corentin Loirs
Corentin Loirs (P19)
Diplômé des Mines de Paris avec une spécialisation en Génie Atomique, Corentin a travaillé pour Orano puis Framatome pendant sa scolarité. En 2023, en sortie d'école, il a rejoint Jimmy Energy, une start-up développant un petit réacteur nucléaire. Il y travaille comme Ingénieur Thermo-hydraulicien, avec des responsabilités transverses de conception et de développement commercial.
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