Un engagement sans équivalent mondial
De l’avis de tous les observateurs internationaux, l’Europe fait figure de pionnière dans la mise en place d’objectifs contraignants de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Le mécanisme européen d’échange de quotas d’émission (EU ETS), instauré dès 2005, a progressivement augmenté la pression réglementaire et économique sur les industries émettrices. Avec le paquet « Fit for 55 » présenté en juillet 2021, cette ambition s’est encore renforcée : il s’agit maintenant, dès 2030, de réduire nos émissions de 55 % par rapport à leur niveau de 1990.
Cette détermination ne trouve pas d’équivalent à l’échelle mondiale. Les grands concurrents industriels de l’Europe – Chine, États-Unis, Inde – conservent à ce jour des réglementations environnementales moins contraignantes et des trajectoires de décarbonation plus lentes. Tandis que le GIEC table désormais sur un réchauffement planétaire probable de 3,2°C à horizon 2100 (c’est-à-dire de 4°C en France métropolitaine), bien au-delà de l’engagement des États signataires des Accords de Paris résolus à atteindre « bien moins de 2°C », cette asymétrie réglementaire pèse comme un désavantage compétitif pour les industries européennes.
Les effets du prix carbone
Les économistes sont unanimes pour affirmer que la lutte contre le dérèglement climatique n’a aucune chance d’aboutir si un prix – et même un prix croissant – n’est pas assigné aux émissions de GES, de sorte que chaque agent économique soit financièrement incité à réduire son empreinte carbone. C’est ce qui a été fait, en Europe et dans divers endroits dans le monde. Nous disposons maintenant de suffisamment de recul pour pouvoir rappeler quelques faits stylisés, rédigés ici sous une forme volontairement lapidaire.
Tant que l’on s’en tient à des niveaux inférieurs à 50 voire 80 € la tonne de CO2, il ne se passe pas grand-chose : les produits, services et procédés émetteurs ne perdent rien de leur attrait auprès de la demande et les émissions poursuivent donc leur rythme, pourtant insoutenable.
Aux alentours de 100 € la tonne, les premières conséquences apparaissent : les industries très émettrices et très mobiles (chimie amont, sidérurgie, engrais…) commencent à être significativement pénalisées, en difficulté face aux importations carbonées ou, ce qui est équivalent, tentées par des délocalisations pour mieux servir le marché européen. Au sein de ces secteurs, des mouvements d’emplois et de capitaux s’observent depuis les sites les plus émetteurs au profit des sites les plus sobres. De même, les premières substitutions de produits carbonés par des équivalents moins carbonés se produisent, sous l’effet des efforts d’innovation auxquels sont acculées les entreprises émettrices. Les secteurs faiblement émetteurs, eux, ne sont pas significativement impactés.
Puis, à mesure que l’on se dirige vers des niveaux de prix approchant 200 € la tonne, ces transformations vont s’étendre et prendre de l’ampleur. Les secteurs les plus carbonés et en concurrence ouverte, incapables de répercuter leur coût carbone sur leurs clients, se retrouvent dans une situation économique objectivement intenable¹. Les autres mettent en place des stratégies alternatives, comme la substitution et l’innovation.
Dans une majorité de travaux scientifiques, l’effet économique agrégé de toutes ces mesures et de leurs conséquences est estimé comme étant positif, à la fois parce que cette contrainte pousse à réaliser de nouvelles découvertes techniques sources de valeur et, surtout, parce que le coût de la transition décarbonée est nettement plus faible que le coût des catastrophes induites par le statu quo. Mais il s’agit bien d’un transfert de valeur entre agents économiques : les entreprises industrielles directement visées par le renchérissement des émissions, même quand elles accomplissent de gros efforts d’innovation, en sortent perdantes. Le problème, c’est que personne n’a encore trouvé comment se passer des biens essentiels qu’elles produisent : acier, ciment, verre, plastique, engrais…
Les fuites de carbone sont une double menace : pour l’industrie et pour le climat
On voit donc combien la disparité des engagements climatiques dans le monde expose l’industrie européenne au risque de « fuites de carbone » : soit que les entreprises délocalisent leur production vers des pays aux normes environnementales moins strictes, soit que les consommateurs trouvent plus avantageux de s’adresser directement aux entreprises de ces pays. Nos études montrent que ce risque est particulièrement élevé pour les secteurs qui sont à la fois à forte intensité énergétique et exposés à la concurrence internationale : ceux qui ont été cités ci-dessus, mais aussi l’aluminium, le papier…
Les conséquences sont doublement négatives : d’une part, l’Europe y perd des emplois industriels et de la valeur ajoutée ; d’autre part, les émissions mondiales, loin de diminuer, peuvent au contraire augmenter si la production est déportée vers des pays utilisant des technologies moins efficientes.
Face à cette situation, l’Union européenne tente naturellement de concilier son ambition climatique avec la préservation de sa base industrielle. Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF), tout particulièrement, progressivement mis en place depuis 2023, vise à rétablir des conditions de concurrence équitables en imposant aux importateurs de payer le prix du carbone qu’ils auraient assumé pour la production en Europe du même bien dans les mêmes conditions énergétiques.
Malheureusement cet outil, très lourd à mettre en place, risque de ne pas produire les effets attendus, pour trois raisons. D’abord, il sera pratiquement impossible de vérifier le contenu carbone réel des produits importés en grandes quantités, depuis des pays qui pourront toujours présenter un bilan carbone avantageux. Ensuite, cet ajustement aux frontières ne vaut que pour les importations : les règles de l’OMC relatives aux aides d’État considéreraient en effet comme une concurrence déloyale que l’Union européenne dispense du coût du carbone les biens produits sur son sol, mais destinés à des marchés où le carbone n’est pas taxé. Or une industrie comme la sidérurgie exporte hors d’Europe la grande majorité de sa production. Elle se trouve donc structurellement pénalisée. Troisièmement, cet ajustement carbone aux frontières ne s’applique qu’à quelques secteurs amont, couverts par le marché européen des émissions. Pour tous les secteurs en aval, utilisateurs d’acier, de verre et de plastique, à commencer par l’automobile par exemple, le MACF agit plutôt comme une incitation à produire au voisinage de l’Europe les produits destinés au marché européen. Ce qui est pour le moins paradoxal…
Bien sûr, il serait beaucoup plus simple de taxer le carbone à la consommation, quelle que soit l’origine géographique du produit. Cela aurait le grand mérite d’être parfaitement compatible avec les règles de l’OMC, tout en plaçant l’industrie domestique, notamment en France où elle s’alimente en électricité décarbonée, en situation favorable. Cette taxe « au carbone ajouté » est considérée par plusieurs économistes comme le meilleur moyen pour l’UE de concilier ses ambitions environnementales et industrielles. Elle est cependant toujours considérée comme explosive par les décideurs des économies avancées, depuis l’épisode français des « gilets jaunes ». Nous restons donc, faute de mieux, dans une situation incomplète pour ne pas dire hypocrite, où il est admis comme une évidence que seuls les producteurs doivent être taxés pour les émissions de CO2 dont ils sont responsables, tout en ayant le devoir moral de maintenir l’emploi industriel en Europe, pendant que les consommateurs restent libres de s’approvisionner auprès des fournisseurs de leur choix.
La décarbonation de l’industrie est bloquée par les prix élevés de l’électricité
Le problème de l’Europe n’est pas uniquement d’être la seule économie au monde régie par des lois et normes particulièrement volontaristes en matière de décarbonation. Cela pourrait même être sa chance si elle disposait par ailleurs de tous les atouts économiques, technologiques et industriels pour en faire une opportunité. Malheureusement, elle souffre de deux handicaps qui l’en empêchent.
Le premier, c’est que l’énergie, et tout particulièrement l’électricité, y sont plus chères qu’ailleurs. C’était déjà vrai avant l’invasion russe en Ukraine et cela n’a fait que se renforcer depuis. En mars 2025, selon les mots du PDG de l’IFPEN, le gaz naturel était 5 fois plus cher en Europe qu’aux États-Unis quand, selon l’Agence américaine de l’énergie, notre électricité est aujourd’hui deux fois plus chère qu’outre-Atlantique.
Non seulement, pour des raisons évidentes, les activités intensives en énergie se trouvent pénalisées par ces prix élevés de l’énergie, auxquels il faut donc ajouter parfois les prix élevés du carbone. Mais c’est surtout que la décarbonation de l’industrie passe à peu près systématiquement par son électrification. Qu’on y songe ! De la mobilité à la mobilité électrique, du chauffage à gaz aux pompes à chaleur, de l’acier traditionnel obtenu grâce au charbon à l’acier bas carbone produit grâce à de l’hydrogène décarboné (lui-même obtenu par électrolyse), des carburants aux carburants de synthèse, des fours au gaz (pour le verre, la chaux, la forge…) aux fours électriques : la liste est longue de tous les procédés industriels qu’il s’agit d’électrifier pour les décarboner. Sans oublier la capture et le stockage du CO2 résiduel, qui requièrent là encore de grandes quantités d’électricité.
À l’heure où nous écrivons ces lignes, l’électricité est non seulement plus chère en Europe qu’ailleurs, mais elle est également plus chère que son équivalent en gaz naturel augmenté du coût du CO2 qu’il contient. L’électrification des procédés n’a donc aucune chance d’être rentable. Pour couronner le tout, l’Europe a choisi de déréguler son marché de l’électricité afin que producteurs et acheteurs se l’échangent comme une commodité, son prix variable servant à ajuster offre et demande en temps réel. Les prix de l’électricité sont donc par construction instables et imprévisibles. Cet état de fait de la production électrique en Europe est un verrou majeur à la mise en place de procédés de décarbonisation compétitifs.
On sait depuis le rapport Pisani-Mahfouz que l’investissement dans la décarbonation représente un besoin de l’ordre de 70 milliards par an jusqu’en 2030, seulement pour la France. Or la situation décrite ci-dessus énonce en réalité que le terme « investissement » est impropre si les coûts récurrents des industries concernées sont structurellement plus élevés que ce qu’ils étaient avant transformation.
L’innovation à la traîne
La deuxième grande fragilité de l’Union européenne pour relever ce défi tient à la faiblesse relative de son effort d’innovation. Dans une étude que nous avons fait paraître récemment², reposant sur un échantillon de 12 technologies de rupture dont les deux tiers ont à voir avec la décarbonisation, on prend douloureusement la mesure du retard de la plupart des États membres européens en matière de dépôt de brevets disruptifs, par comparaison avec les quatre grandes puissances technologiques de la planète : les États-Unis, la Chine, le Japon et la Corée du Sud.
Il est fréquent, à ce sujet, d’entendre dire que l’Europe souffre d’un problème spécifique au moment de convertir les résultats de sa recherche en innovation : c’est la thèse du « paradoxe européen », à l’origine de bien des outils de politique publique pour favoriser la communication et la transmission d’actifs intellectuels entre le monde de la science et celui de l’industrie. En réalité, la science d’Europe continentale tient difficilement son rang quand on se limite aux publications à plus fort impact, celles-là mêmes qui alimentent presque systématiquement les technologies de rupture.
Les États européens souffrent donc d’un double problème : leur recherche manque de rayonnement sur le segment sélectif des travaux disruptifs et, dans plusieurs États à commencer par la France, l’industrie est devenue trop petite et trop peu innovante pour que le passage à l’échelle soit significatif.
Cela est manifeste pour des technologies comme les batteries pour véhicules électriques, les panneaux photovoltaïques, l’hydrogène décarboné appliqué aux transports, l’acier bas carbone… autant de technologies dont il faut pourtant conserver la maîtrise si l’on veut réussir à décarboner l’Europe sans la désindustrialiser.
En conclusion
La décarbonation de nos économies est absolument nécessaire ; c’est une question de survie pour une partie de l’humanité. Dans l’état actuel de la situation géopolitique, l’UE est de loin la première économie mondiale à s’être engagée dans cette direction avec volontarisme. C’est une équation à la fois incontournable et délicate à résoudre. Il n’y aura pas de recette miracle (comme l’innovation) ni de décarbonation sans effort partagé, et notamment sans un partage des coûts afférents. C’est une des premières raisons pour redoubler d’efforts en matière de productivité et de compétitivité industrielles.