Agnès Buzyn
Remettre la science au cœur du débat public
Par Axel Cypel (P99),
Rédacteur en chef
La Revue des Mines reçoit la ministre Agnès Buzyn pour l’interroger sur “Evidences”, le nouveau think tank dédié au partage de la culture scientifique qu’elle dirige. Dans cette interview du 10 juin 2025, elle décrit les rapports tendus entre la science et le politique. Comment faire démocratie en conjuguant les exigences du vrai et la volonté des peuples ? Propos recueillis par Théophile Cantelobre (P17) et Axel Cypel (P99).
Datadome
Agnès Buzyn est Professeur d’Hématologie à l’Université Paris-Sorbonne. Ses travaux de recherche réalisés à l’Inserm entre 1995 et 2008 ont porté sur l’immunologie des tumeurs. En 2008, elle a été nommée présidente de l’Institut de Radioprotection et de Sûreté nucléaire (IRSN), puis en 2011 Présidentes de l’Institut National du Cancer (INCa), mandat pendant lequel elle sera en charge de la rédaction du 3e Plan Cancer. En 2016, elle est nommée Présidente du Collège de la Haute Autorité de Santé (HAS), avant d’être nommée ministre des Solidarités et de la Santé (2017-2020). Recrutée au cabinet du DG de l’OMS en janvier 2021, comme envoyée spéciale pour les affaires multilatérales, elle en partira en septembre 2022 pour être nommée Conseiller Maitre en Service Extraordinaire à la Cour des comptes. Elle siège dans divers conseils d’administration d’ONG ou d’associations.

 

L’évidence, le critère cartésien de la vérité, se trouve bien mise à mal à notre époque. Quelle est l’évidence que vous cherchez à pointer avec votre think tank ?

 

Nous défendons avant tout la valeur de la démarche scientifique et celle de la vérité – ou au moins des faits – dans notre société. Je constate qu’aujourd’hui, dans nos démocraties, nous assistons à un recul de la valeur accordée à une réalité partagée. Ce que je voulais souligner, c’est notre besoin fondamental d’évidence et de preuve du réel partagé pour permettre une délibération démocratique éclairée. Sans cette base commune, comment construire des solutions viables ?

Or, nous observons depuis plusieurs années que nous sommes entrés dans l’ère de la post-vérité, ce qui complique énormément le débat puisque nous ne partageons plus la même réalité. Certains parlent même désormais de post-réalité. Avec l’arrivée des deepfakes, l’évaluation de la vérité et du réel va devenir extrêmement complexe.

La question devient cruciale : comment allons-nous vivre dans le même monde et délibérer sereinement si nous ne parvenons même plus à nous accorder sur les faits ? C’est un véritable enjeu démocratique.

 

Le mode de l’action peut-il s’enclencher par la création d’un nouveau comité, d’un nouvel institut de réflexion ? N’est-ce pas la mission dévolue aux grandes institutions publiques (CNRS, HCERES…) ? Quel est l’espoir de changement ou de supplément porté par votre think tank ?

 

Effectivement, où se situe la valeur ajoutée de créer un énième cercle de réflexion ? Je constate un véritable divorce entre la parole scientifique et les sphères de décision. Il y a de moins en moins de scientifiques dans les cercles de pouvoir – administration centrale, Parlement, gouvernement. La science y est perçue comme une “danseuse” : on laisse certes les chercheurs s’amuser en espérant qu’ils produisent de belles découvertes à valoriser, mais on ne saisit pas la valeur émancipatrice de la démarche scientifique. Dans une société qui doit créer de la richesse et de la souveraineté, nous nous appauvrissons collectivement sans cette recherche.

Ce divorce, les grandes institutions de recherche en ont conscience, mais elles peinent à trouver un écho dans le monde politique, les sphères de décision, voire les médias – sauf lors de grandes découvertes spectaculaires.

L’objectif du think tank est de remettre la science au cœur du débat public comme priorité. Quand je dis “la science”, j’entends les sciences au sens large, la démarche, la recherche scientifique dans son ensemble.

Je conçois ce think tank comme un médiateur entre les scientifiques, qui constatent aujourd’hui cet éloignement de la sphère publique, et les décideurs dont j’ai fait partie. Parce que je connais les attentes des uns et le discours qui peut porter auprès des autres. Je ne me substitue donc nullement aux grandes institutions de recherche, mais j’essaie de leur ouvrir les portes vers les partis politiques, les médias… Il y a largement la place pour une défense de la valeur des sciences dans notre société. Aucun think tank équivalent n’existe en Europe.

 

La pression à créer de la valeur économique via transferts technologiques et spin-offs ne risque-t-elle pas d’aliéner le monde scientifique ?

 

C’est un mal spécifiquement français. Dans d’autres pays, valoriser sa recherche au sens large est beaucoup mieux perçu par le monde scientifique. En France, il existe une très grande défiance du monde académique envers tout ce qui touche à la valorisation ou à la création de richesses. Je pense que notre pays en pâtit et qu’il est important de faire évoluer cette mentalité.

Cela ne signifie pas que tout chercheur doit déposer des brevets et créer un spin-off, mais la valorisation ne doit plus être perçue comme quelque chose de néfaste ou d’impur. Notre pays risque de devenir un grand parc d’attractions pour touristes si nous continuons à sous-investir dans la recherche et l’innovation, tant au niveau public que privé. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : nous consacrons 2,19 % de notre PIB à la R&D, soit en dessous de la moyenne OCDE qui s’établit à 2,7 %. Ce retard se paie au prix fort.

 

Malgré le CIR (Crédit Impôt Recherche) ?

 

Oui, malgré le CIR ! Ces 2,19 % comprennent la recherche publique et privée, et c’est surtout la recherche privée qui s’est désengagée. 

Il y a là un véritable enjeu, car je considère que créer de la valeur à partir des connaissances produites sera notre assurance-vie de demain. Tant en termes de production de richesses et de solutions face aux défis – notamment environnementaux et climatiques – qu’en termes de souveraineté. Il est vital que le monde scientifique s’engage dans cette création de valeur.

Le plaisir intellectuel est évident quand on fait de la recherche, mais il ne doit pas en être l’unique objet. Il ne faut pas oublier les finalités, notamment la recherche de solutions concrètes aux défis multiples.

 

N’y a-t-il pas un risque à promouvoir une immixtion entre science et politique ? Comment concilier cela avec votre déclaration d’être “apolitique”, alors que les politiques utilisent souvent la science pour justifier leurs décisions ?

 

Les rapports entre scientifiques et politiques sont… compliqués. J’ai accepté d’entrer en politique – j’étais moi-même scientifique et ai fait de la recherche pendant de nombreuses années – parce que j’ai constaté à quel point les décisions politiques, dans mon domaine de la santé et de la biologie, étaient souvent déconnectées des réalités scientifiques.

Trop de décisions étaient purement politiques, prises pour aller dans le sens du vent ou flatter le bon sens populaire, parfois à l’encontre des faits scientifiques – car la science peut être contre-intuitive.

Je me suis engagée en politique pour faire vivre la science au sein des décisions publiques. Et je peux vous dire que ce n’est pas facile ! Les décisions fondées sur la science ne sont pas toujours plaisantes. On dit la science déloyale, car elle ne sert aucun parti. Elle a une forme de neutralité parce qu’elle ne cherche pas du sens, mais décrit le réel, sans servir d’idéologie particulière.

La question devient : comment accorder les faits scientifiques aux décisions politiques ? Je pense aujourd’hui – et c’est l’un des objets d’Evidences – que nous n’avons pas réfléchi au processus d’interrogation des scientifiques dans l’élaboration des politiques publiques.

Regardons comment fonctionne un ministre qui instruit une loi : parfois il s’appuie sur quelques scientifiques, parfois sur un lobbying intense, parfois encore sur les attentes de tel ou tel secteur d’activité. Mais faute de processus formalisé d’interrogation des scientifiques, tout cela varie énormément d’un ministère à l’autre, d’une loi à l’autre… Il est temps de réfléchir à un tel processus.

Dans Evidences, nous réfléchissons justement à la construction de politiques publiques fondées sur la science. Se pose également la question de l’articulation entre faits scientifiques et opinion publique. Comment le politique doit-il trouver son chemin entre ces deux acteurs ? C’est cette démarche que nous allons tenter de formaliser.

Un exemple : le GIEC a clairement démontré la réalité du changement climatique. On a voulu en dériver une politique publique fondée sur la science, et cela a donné la taxe carbone, qui a entraîné un mois après l’épisode des Gilets jaunes. On voit bien qu’on ne peut pas appliquer purement et simplement la connaissance scientifique à une politique publique.

Un chemin reste à tracer, à formaliser. Les Britanniques ont un Chief Scientific Officer auprès de chaque ministre depuis des dizaines d’années. Ce n’est pas le cas en France. Je ne pense pas que la science doive dicter toutes les politiques publiques, mais de même, je ne pense pas que le but des politiques publiques soit simplement de répondre à l’opinion publique. C’est ce chemin-là que nous allons travailler.

Je me suis engagée en politique pour faire vivre la science au sein des décisions publiques. Et je peux vous dire que ce n’est pas facile !

De tels comités de consultation avaient été mis en place, vous les avez connus pendant le Covid avec le Conseil scientifique. Votre expérience de cette période, qui a vu une certaine remise en cause de la parole des scientifiques – mais aussi des scientifiques qui disaient des choses discordantes – a-t-elle façonné les objets d’Evidences ?

 

Le Covid a été une période d’intenses questionnements sur le lien entre science et politique. Je suis extrêmement critique sur le Conseil scientifique, car ce n’en était pas vraiment un : il a mélangé des scientifiques avec des personnes de la société civile.

Au lieu que le politique interroge des scientifiques qui auraient fourni des faits, le Conseil scientifique a pris la place du politique en formulant des recommandations politiques. La constitution même du Conseil scientifique a été très mal positionnée pour moi, mélangeant deux comités pourtant distincts et tout aussi importants : un conseil scientifique et un comité citoyen.

Cette confusion a créé des frottements et une prise en compte variable des avis du Conseil scientifique. On a pu observer cette dissonance entre ce que disaient le directeur général de la Santé, le ministre de la Santé, le Premier ministre, le président du Conseil scientifique, et les scientifiques sur les plateaux télé.

Tout cela résulte du fait que nous n’avions pas d’outils ni de formalisation de la place des scientifiques dans la construction des politiques publiques. Cela revient à mon point précédent. Cette expérience m’a nourrie pour arriver au constat : “Ça ne va pas, on ne sait pas faire, on n’a pas bien fait.”

Les Britanniques ont un Chief Scientific Officer auprès de chaque ministre depuis des dizaines d’années. Ce n’est pas le cas en France.

Comment voyez-vous l’apparition des conventions citoyennes parmi les différents outils de concertation qui existent ?

 

Les conventions citoyennes sont utiles, si elles sont à leur place. Elles donnent à voir l’opinion publique et permettent de prendre en compte des questionnements et des contraintes citoyennes.

De la même façon qu’il n’est pas du ressort d’un conseil scientifique de prescrire la politique, c’est une erreur de positionnement que de laisser croire à une convention citoyenne qu’elle va dicter les décisions politiques. D’où la déception de la Convention citoyenne sur le climat, qui s’est sentie manipulée, alors qu’on aurait dû lui signifier dès le départ son rôle consultatif.

En fin de compte, il n’y a que le politique qui puisse trancher entre des intérêts divergents, en prenant ses responsabilités.

 

N’y a-t-il pas un paradoxe à défendre la science dans une époque où nous nous fions de plus en plus aux technologies qui en sont issues ?

 

Oui, il y a un paradoxe. Tout nous démontre que les sciences ont apporté des progrès considérables. Dans la santé, nous avons gagné vingt ans de durée de vie en deux générations grâce aux progrès de la médecine. Nous avons acquis une connaissance des enjeux climatiques grâce à la science, aux données, aux capteurs…

Le paradoxe, c’est que les sciences sont aussi tenues responsables des grands défis contemporains, notamment celui de l’IA et des craintes qui l’entourent, ou celui du changement climatique. Les gens savent que les sciences nous apportent du bien, mais se méfient du progrès non maîtrisé. Cela a commencé par l’atome dans les années 50, et maintenant l’IA représente un défi considérable pour nos sociétés – sans parler du changement climatique. La question qui se pose alors est : faut-il abandonner les sciences ? Sous prétexte qu’elles n’ont pas apporté que du progrès, devrait-on les abandonner ?

Je suis persuadée qu’on ne peut pas aller contre l’air du temps et qu’elles continueront à avancer. J’ai envie d’être optimiste et de dire que ce sont la recherche et la science qui nous apporteront les solutions face aux grands défis de demain.

 

Vous soulignez des craintes, mais il y a des exemples avérés d’effets néfastes importants – pesticides, antibiotiques, PFAS… Que penser alors d’un techno-solutionnisme ?

 

Rappelons que les pesticides ont permis de nourrir 5 milliards d’humains supplémentaires en 50 ans. Les progrès qui les ont accompagnés ont contribué à lutter contre la mortalité infantile, souvent liée à l’alimentation. Pour autant, non, il ne faut pas être techno-solutionniste. S’en remettre uniquement à la technologie fait peur, à juste titre. Il faut garder une conscience permanente que toute nouvelle connaissance vient avec des bénéfices et des risques.

La société ne doit ni nier la science ni la porter aux nues, mais considérer que, quoi qu’on fasse, de nouvelles connaissances émergeront et que c’est à nous d’en faire le meilleur usage. Il faut toujours rester vigilant quant aux enjeux éthiques, de solidarité et de risques. Le think tank n’est pas positionné comme techno-solutionniste. Il cherche à recréer un lien fort et de confiance entre la science et la société.

 

Comment articulez-vous science et démocratie ?

 

Leur point commun réside dans une démarche similaire. La démarche scientifique repose sur des faits constatés et différentes hypothèses à tester pour les expliquer. Elle mêle coopération et confrontation jusqu’à ce qu’une des hypothèses prenne l’ascendant et devienne communément acceptée. Le point de départ est le partage des faits et l’écoute mutuelle.

La démocratie procède de la même démarche. Attention à ne pas la réduire au vote ! Il existe plein de pays aux régimes totalitaires qui votent. La démocratie est une délibération éclairée sur des faits partagés, une vérité commune. C’est en cela qu’il y a convergence.

Le totalitarisme se nourrit souvent du mensonge ; la démocratie pose la vérité comme fondement – même si cela ne signifie pas qu’on ne mente jamais en démocratie ! Mais on ment davantage dans les pays totalitaires. C’est ce rapport à la vérité qui crée ce lien fort entre démocratie et science.

Par ailleurs, si vous voulez faire de la science libre, il faut être en démocratie. Dans les pays totalitaires, vous prenez des risques à contredire la pensée majoritaire. La technologie semble échapper un peu à cette contrainte, mais la science consiste à remettre en cause des dogmes. La recherche remet en doute… C’est pourquoi il est très difficile de faire de la bonne science dans un pays totalitaire, car il y est risqué d’aller contre ses pairs.

 

Avec l’exposition médiatique de certains scientifiques sur les réseaux et plateaux télé, n’assiste-t-on pas à la mise en scène d’un doute venant brouiller les consensus scientifiques ?

 

Je ne vois pas beaucoup de vrais scientifiques sur les plateaux télé…, ou alors d’autoproclamés. Les vrais bons scientifiques hésitent beaucoup à s’exposer, ce qui est un problème. Cela s’explique : ils ont un langage souvent technique, qui a du mal à passer auprès du grand public.

Là où il y a une confusion généralisée, c’est sur l’expertise. Les experts des plateaux télé ne sont généralement pas reconnus par leurs pairs. Ils sont reconnus par eux-mêmes ! et sont pétris de certitudes. D’ailleurs, rien que la certitude affichée devrait alerter sur le fait que ce ne sont probablement pas de grands scientifiques.

 

Didier Raoult n’était pas un scientifique autoproclamé…

 

Non, mais sa morgue et sa certitude d’avoir raison auraient dû nous interpeller. Tous ceux qui connaissaient Didier Raoult avant le Covid, dont je fais partie, avaient déjà repéré des signaux d’alerte sur les dérives de l’IHU depuis plus d’une dizaine d’années. Il a été un grand scientifique, puis il a dérivé. Tout, dans son comportement, aurait dû nous alerter.

 

Mais on peut comprendre que pour le grand public, voir cet infectiologue, professeur…

 

Le problème, c’est le modèle médiatique. Quand vous regardiez les débats de cette période, les scientifiques qui tenaient des propos modérés – disant qu’ils ne savaient pas ou hésitaient entre plusieurs hypothèses – n’étaient pas réinvités. Le modèle repose maintenant sur le buzz, la certitude. La neutralité et le doute ne sont pas porteurs.

Cela fait partie de nos défis : comment fait-on vivre cette démarche scientifique, avec son lot d’incertitudes, dans le débat public ? Dans un système où les médias sont sous pression financière, la tentation est d’avoir un gros titre émotionnel. De plus, ils reposent essentiellement sur les émotions négatives – peur, colère, indignation – qui vont à l’encontre de la démarche scientifique.

 

Les conseillers scientifiques des ministres, comme en Angleterre, sont-ils vraiment écoutés et influents dans les décisions ?

 

C’est une question difficile… Pendant le Covid, j’ai trouvé le modèle allemand intéressant. Le président du Koch Institute – l’équivalent du PDG de l’Inserm – conseillait Angela Merkel de façon non publique, ce qui permettait au gouvernement de prendre des décisions sans créer de polémique.

Nous, nous avons choisi un Conseil scientifique qui, outre sa composition problématique pour moi, avait libre choix de parler dans la presse. Or il est connu qu’en situation de crise, une fois qu’une décision est prise, il vaut mieux un seul émetteur.

Je pense qu’on peut s’inspirer des modèles qui existent ailleurs. Par exemple, aux États-Unis, avant Trump, il n’y a jamais eu de ministre de la Recherche, mais un conseil scientifique. Cela pose de nouveau la question du lien avec le politique dont je parlais auparavant.

Nous allons travailler là-dessus. Je n’ai pas la réponse à votre question. Le conseil scientifique est parfois écouté, parfois pas. Et puis, quel conseil scientifique ? Quel type d’experts interroge-t-on ? Ceux dont on a le numéro de téléphone ?

C’est là où les organismes de recherche ont un rôle important : identifier les experts les plus pertinents pour éclairer les décisions politiques. C’est typiquement ce que n’a pas fait le Conseil scientifique, où les gens se sont choisis entre eux sans qu’à aucun moment on demande aux organismes de recherche – Inserm ou CNRS – de désigner des membres. Il y a vraiment le besoin de formaliser des processus d’interrogation de la science dans notre pays.

 

N’y a-t-il pas un risque démocratique à s’inspirer d’un modèle de conseil scientifique privé, qui évite la transparence publique ?

 

Je ne dis pas que c’est bon ou que c’est le modèle à suivre. Je dis que nous devons réfléchir collectivement aux avantages et aux inconvénients des différentes possibilités d’interrogation de la science. Il y a différents modèles : le Chief Scientific Officer en Angleterre, le conseiller privé d’Angela Merkel… Le président Trump, en 2020, avait Tony Fauci pour le conseiller sur ces questions ; c’était l’équivalent du PDG de l’Inserm, puisqu’il dirigeait le NIH. Mais aujourd’hui, en France, il n’y a juste pas de modèle !

Pour l’anecdote, il y a un an et demi, le président de la République a décidé de créer un Conseil scientifique auprès de lui. Vous n’en avez jamais entendu parler. Ils se sont réunis une fois. Mais pour quoi faire par rapport aux organismes ? Quelle est la place d’un Conseil scientifique autonome par rapport aux organismes de recherche ou aux universités ? Tout cela n’est pas pensé.

 La France forme 45 000 ingénieurs par an, il en faudrait 20 000 de plus.

Comment expliquez-vous la baisse du nombre de doctorants en France depuis dix ans et l’attractivité réduite des métiers scientifiques ?

 

Je partage votre constat que les jeunes, même ceux qui sortent des filières scientifiques, s’orientent plus souvent vers des écoles de commerce que vers une vocation d’ingénieur. Nous avons une spécificité française avec les grandes écoles, qui pendant très longtemps n’ont pas favorisé le doctorat. Dans d’autres pays, comme l’Allemagne, la seule filière pour devenir ingénieur c’est de faire un doctorat, alors qu’en France vous êtes ingénieur soit par un doctorat d’engineering académique, soit en passant directement par une école d’ingénieur. Il y a donc structurellement moins de doctorants que dans les pays qui n’ont pas ce modèle. Toutefois, les écoles d’ingénieurs poussent de plus en plus leurs étudiants à faire des thèses. Ensuite, il faut noter la faible valorisation des métiers d’ingénieurs aujourd’hui, qui fait que beaucoup de jeunes s’orientent plutôt vers des écoles de commerce, voire Sciences Po ou l’ENA, qui sont le parcours académique de nos élites, notamment au sein des pouvoirs publics. Cette situation m’inquiète, d’où un axe que nous développons au sein d’Evidences : comment revaloriser les métiers STEM au sens large, et les métiers d’ingénieur ?

C’est vraiment un enjeu pour notre pays. La France forme 45 000 ingénieurs par an, il en faudrait 20 000 de plus. Un récent rapport de l’Institut Montaigne estime à 100 000 les ingénieurs manquants dans les cinq prochaines années. Comment réindustrialiser la France, créer de la croissance, faire de la recherche et de l’innovation sans ingénieurs ? On peut financer la construction d’usines, mais la R&D est quand même faite par des ingénieurs et des doctorants.

Comment revaloriser ces métiers et faire en sorte que plus de jeunes s’y engagent ? Une des façons est d’élargir le vivier – plus de femmes, plus de diversité. Mais cela ne suffira pas. Il faut que les jeunes se réengagent vers ces métiers.

 

Comment expliquer le désamour des jeunes pour les filières scientifiques ? Et concrètement, des rapports de think tank peuvent-ils vraiment inverser cette tendance de fond ?

 

C’est une ambition, mais vous imaginez comme la marche est haute ! Ce que nous essayons de faire à Evidences, c’est d’apporter de nouveaux leviers d’action en produisant une forme de connaissance. C’est ce que nous avons fait avec le rapport Filles et Sciences, qui vient d’être publié sur le site du think tank. Avec une expérimentation et un sondage réalisé auprès de 500 jeunes, nous avons pu démontrer que les filles cherchent du sens et de l’humain comme finalité de leur cursus d’étude et de vie professionnelle, tandis que les garçons s’intéressent plus aux objets. 

Quand on change simplement le titre d’une formation STEM en montrant à quel point la finalité de ces études peut toucher les relations sociales, l’humain, les filles se réengagent, alors que c’est le même cursus. Ce levier n’avait jamais été identifié, et je pense que c’est utile. Cela ne coûte rien de renommer pour montrer que faire des mathématiques ou des statistiques ouvre parfois sur des métiers touchant à l’humain ou aux relations sociales, auxquels les femmes sont attachées. C’est très genré, cela peut choquer, mais c’est la réalité observée statistiquement.

Nous essayons à Evidences de trouver des données d’action et de proposer des pistes de réflexion pour les pouvoirs publics, que nous livrons dans les médias. Je vais présenter ce rapport aux différents ministres. L’idée, c’est de faire vivre, d’alimenter le débat public. Sur la valorisation des métiers, nous n’avons pas encore produit, mais à chaque fois que nous travaillons sur un thème, nous nous efforçons de produire un angle nouveau, des données nouvelles qui vont permettre d’alimenter le débat.

Axel Cypel
Axel Cypel (P99)
Rédacteur en chef, responsable IA à la direction de la Stratégie chez LCL
Théophile Cantelobre
Théophile Cantelobre (P17)
Théophile Cantelobre (P17) est Directeur de Publication de la Revue des Mines. Ingénieur machine learning, Théophile est ingénieur des Mines et titulaire d'un doctorat en intelligence artificielle de l'École Normale Supérieure.
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